Menacée en Côte d’Ivoire, Sarah, 19 ans, est partie en Libye pour gagner sa vie. Peu de temps après son arrivée, elle est arrêtée et emprisonnée à Tajoura, en banlieue de Tripoli. Tous les soirs, les gardiens viennent la chercher pour la violer. La naissance de son fils, au sein même de la prison, lui rend sa liberté. La jeune femme rêve aujourd’hui de traverser la mer Méditerranée. Témoignage
Sarah* a de « la chance ». Elle n’a jamais subi d’excision. Mais une fois mariée, lorsque sa belle-mère l’apprend, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Par peur d’être excisée de force, la jeune fille se réfugie chez ses parents. Son père refusant de l’accueillir, elle retourne chez sa belle-famille, où elle est battue violemment. Traumatisée, elle s’enfuit, et monte dans la première voiture venue. Le chauffeur l’a dépose alors chez sa grande sœur, à Pogo, une petite ville à la frontière malienne.
Elle passe quelques mois au Mali, d’abord à Bamako, où elle travaille sur un marché, puis dans le nord à Gao et Kidal. Elle décide ensuite de rejoindre la Libye en passant par l’Algérie.
« Pour traverser la frontière libyenne, il a fallu marcher la nuit. J’ai eu tellement mal aux pieds, mon gros orteil était en sang. J’avais l’impression de marcher sur du feu. Arrivés en Libye, des hommes ont violé plusieurs filles qui étaient avec nous. Pas moi. J’ai eu de la chance cette fois.
Le lendemain, une voiture est venue nous chercher. Je suis arrivée à Tripoli, le 28 août 2018. J’ai habité quelques temps dans une maison, avec un monsieur. Un jour, des Libyens ont cassé la porte et nous ont arrêtés. J’ai été envoyée dans la prison de Tajourah [en banlieue est de Tripoli, ndlr].
« Ils nous violaient dans la chambre, devant les autres«
Il n’y avait pas de cellules, mais de petites pièces avec des matelas par terre. Beaucoup de familles nigériennes étaient là. Le matin, on nous donnait un peu de pain avec du beurre. Le reste du temps, on mangeait des spaghettis.
Tous les jours, des femmes se faisaient violer par deux gardiens. Ils venaient les chercher tard le soir. Moi, je me cachais sous le matelas pour qu’ils ne me voient pas. Quand c’était fini, elles revenaient avec de la nourriture.
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Un jour, ça a été mon tour. Ils sont venus me chercher. Je me suis agrippée à la porte, j’ai hurlé, mais ils me frappaient pour me faire taire. Ils m’ont emmenée dans une petite chambre, et m’ont déshabillée. Je leur disais que je ne voulais pas mais ils m’ont giflée. Ils m’ont violée, et après ils m’ont ramenée dans ma chambre.
Tous les soirs, les gardiens venaient nous chercher. Quand j’ai voulu en parler aux personnes de l’OIM [Organisation internationale des migrations, ndlr] qui venaient une fois par semaine pour nous donner de la nourriture, c’était trop tard. À ce moment-là, les gardiens nous avait déjà interdit de sortir dans la cour.
Avec le temps, les Libyens ne prenaient même plus la peine de nous emmener dans une autre pièce. Ils nous violaient dans la chambre, devant les autres.
« Mon ventre a commencé à s’arrondir »
Un jour, une femme est morte dans la cellule. C’était le jour de son accouchement. Je n’ai pas réussi à m’approcher d’elle, car j’ai peur du sang, et elle en avait perdu énormément. Avant de mourir, elle s’était accrochée à une dame. On avait dit aux gardiens qu’il fallait l’emmener à l’hôpital mais l’un d’eux nous a menacées avec son arme. Et il a même tiré en l’air. On n’a rien pu faire.
Quelques heures plus tard, ils sont venus chercher son corps, et ils ont nettoyé la pièce. Moi, je n’avais toujours pas bougé. J’étais toujours dans le coin de la cellule. Après ça, il y a eu une accalmie, les gardes ne venaient plus. Mais ça n’a pas duré longtemps. Lors des viols suivants, je ne me débattais plus, je ne criais plus. Je n’en avais plus la force.
Mon ventre a commencé à s’arrondir. De plus en plus. Quand j’ai compris, mon cœur s’est coupé en deux. Je ne voulais pas de cet enfant, pas maintenant et pas ici. Je tapais dans mon ventre, j’ai arrêté de manger. Je voulais qu’il meure.
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Un après-midi, j’ai eu très mal. Toutes les femmes sont venues près de moi pour me soutenir et me rassurer. Elles me disaient de me calmer et de ne pas m’inquiéter. On était devenue une famille. Elles me criaient de pousser mais je n’y arrivais pas. L’une d’elle s’est mise au-dessus de moi, et deux autres m’ont attrapé les pieds. Elles m’ont beaucoup encouragée, il y en a même une qui s’est mise à pleurer. J’ai eu tellement mal, j’aurais voulu mourir. Mais le bébé est finalement arrivé, le 26 mars 2020.
Quand ils l’ont appris, les gardiens sont venus et ont ouvert la porte de la chambre. Ils nous ont dit de partir, qu’on était libre. Je n’y croyais pas. Tout le monde a sauté de joie, certaines sont parties en courant. Moi j’avais mal partout, mais je suis sortie aussi. Sans le bébé. Mais les gardiens m’ont rattrapée et m’ont obligée à le prendre avec moi.
« Je me cache dans la douche pour pleurer »
Je suis partie avec une dame plus âgée, on a pris un taxi jusqu’à un quartier de Tripoli où il y avait beaucoup d’Africains anglophones. En sortant de la voiture, je me suis enfuie, en lui laissant l’enfant. Elle m’a rattrapée et m’a dit que si je l’abandonnais, personne ne s’en occuperait, que je n’avais pas le droit de faire ça car c’était Dieu qui me l’avait confié. J’étais en larmes. J’ai pleuré toute la nuit.
Aujourd’hui je vis à Zaouia [à l’ouest de la Libye, ndlr] avec lui, et 36 femmes dans une grande maison. Il y a aussi un bébé de trois semaines, et six autres jeunes enfants. Comme je ne travaille pas, les autres femmes m’offrent la nourriture, des pommes de terre bouillies dans lesquelles j’écrase quelques tomates.
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Dans ma chambre, il n’y a pas de lit, je dors sur un tapis, avec une petite couverture. Je prends les vêtements des autres femmes. Elles attendent toutes un bateau pour l’Europe. Avant d’arriver ici, je n’avais jamais pensé à partir, moi aussi. Mais aujourd’hui, j’aimerais bien, pour me libérer de tout ça. Même si c’est cher : on nous demande 6 000 ou 7 000 dinars pour monter dans un bateau.
Si j’avais les moyens, je tenterais ma chance. Un jour, peut-être. Car ici, la vie n’est pas facile. Des fois, je me cache dans la douche pour pleurer. Mais je préfère mourir en Libye, que de rentrer en Côte d’Ivoire ».
*Le prénom a été changé
Avec infomigrants