Depuis plus d’un an, Sékou exerce l’activité de coaxeur en Turquie, sorte d’intermédiaire entre les passeurs et les migrants désireux de rejoindre la Grèce en traversant la mer Égée. En moyenne, le jeune Guinéen de 25 ans gagne 500 euros par mois, mais ses revenus peuvent grimper jusqu’à 5 000 euros. Témoignage.
Sékou* est originaire de Guinée Conakry. À l’été 2018, il quitte son pays pour poursuivre ses études à Chypre, grâce à un visa étudiant. Pendant trois mois, il suit des cours d’anglais dans l’espoir d’intégrer un cursus universitaire. Mais le jeune homme ne parvient pas à payer les frais de scolarité, qui s’élèvent à 3 000 euros par an. Démuni, il est logé par des amis rencontrés à la faculté. Sékou décide finalement de rejoindre la ville turque d’Istanbul, avec un faux visa étudiant. Là, il se reconvertit.
« Quand je suis arrivé à Istanbul [en Turquie, ndlr] fin 2019, j’ai travaillé dans une usine de fabrication de sacs à main. C’était très éprouvant. On commençait à 9h du matin et on finissait à 21h, avec une seule pause pour déjeuner, pour un salaire de 70 euros par semaine.
J’ai fait ça pendant un an. J’ai arrêté car je n’avais plus aucune énergie. Le peu d’argent que je gagnais servait à payer mon loyer et m’acheter de quoi manger. Je vivais au jour le jour.
En 2020, je ne me souviens plus exactement du mois, des connaissances originaires de Guinée m’ont demandé des renseignements pour aller en Grèce en traversant la mer Égée depuis les côtes turques. Je les ai mis en contact avec des passeurs. Au fur et à mesure, j’ai orienté de plus en plus de personnes.
Une confiance s’est installée entre les trafiquants et moi et on fait désormais des affaires ensemble. Je leur ai demandé de l’argent en échange des contacts de migrants intéressés par la traversée.
C’est comme ça que je suis devenu ce qu’on appelle un coaxeur. Je suis en quelque sorte l’intermédiaire entre les passeurs et les migrants. Je travaille avec des trafiquants pakistanais, bangladais et gambiens, qui envoient les exilés en Grèce à bord de petites embarcations.
« Avec le temps, je suis devenu connu dans le milieu »
Dans mon quartier d’Istanbul [pour des raisons de sécurité, nous avons choisi de ne pas donner le nom exact du quartier, ndlr], il y a beaucoup d’étrangers désireux d’atteindre les îles grecques : des Afghans, des Pakistanais, des Bangladais, des Africains de l’Est, mais aussi des Africains francophones comme des Congolais et des Sénégalais. Toutes les nationalités sont représentées.
Avec le temps, je suis devenu connu dans le milieu. Les migrants prennent contact avec moi grâce au bouche-à-oreille, des personnes qui ont elles-mêmes rejoint la Grèce depuis la côte turque et qui transmettent mon numéro aux nouveaux candidats.
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Lorsqu’un client m’appelle, je reste méfiant. Je lui pose quelques questions pour être sûr que ce n’est pas un piège de la police. Je lui demande qui lui a donné mon numéro, comment il me connaît. Il m’envoie une photo de la personne qui lui a transmis mes coordonnées pour vérifier ses dires.
Ensuite on se rencontre. Le migrant me donne dans un premier temps 150 euros. C’est une forme d’acompte, de garantie que je donne au passeur. C’est avec cet argent que le trafiquant achètera le bateau et le carburant nécessaire à la traversée.
« Je peux gagner jusqu’à 5 000 euros par mois »
Quelques jours avant le départ, je récupère la somme totale pour le passage. En ce moment, les passeurs demandent 2 300 euros pour chaque personne. De mon côté, je réclame 2 500 euros, et je garde 200 euros pour moi. Quand le nombre de candidats est important, on diminue le prix.
Une fois la somme réunie, on regroupe les candidats dans une maison de connexion. C’est depuis ce lieu que les migrants sont transférés vers les plages turques.
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Ces derniers mois, les bateaux ne passent pas en mer. Ils sont quasiment tout le temps arrêtés par les garde-côtes grecs qui les renvoient côté turc. Dans ce cas, je rembourse les clients. Je travaille dans la clarté, c’est important pour que le lien de confiance perdure.
En moyenne, je gagne 500 euros par mois. Parfois, lorsque les départs sont plus nombreux, je peux toucher 5 000 euros.
Je suis conscient de la dangerosité de cette activité mais je n’ai pas le choix. Je le fais pour subvenir à mes besoins. Je reconnais aussi qu’une telle traversée comporte des risques pour les migrants mais les embarcations que nous utilisons sont sûres. Depuis que je travaille dans ce domaine, aucun des groupes que j’ai composés n’a eu de problèmes en mer. Si cela arrive, bien sûr que je me sentirais coupable. Je ne veux pas être responsable de la perte d’une vie humaine donc je fais tout pour sécuriser le voyage.
Je sais également que je risque la prison si on m’attrape, ça m’inquiète parfois mais je suis très prudent. Je fais ça en attendant d’avoir la réponse à ma demande de regroupement familial. Ma mère vit aux Etats-Unis et j’espère pouvoir la rejoindre rapidement. »
Les traversées en mer Égée restent éminemment dangereuses à cause de la fragilité des embarcations, du surnombre des personnes à bord, des courants marins et des conditions météorologiques. Le 26 octobre 2021, quatre enfants sont morts noyés après leur départ des côtes turques sur une embarcation surchargée. Aucun des passagers n’avait reçu de gilet de sauvetage.
*Le prénom a été modifié.