Le blé ukrainien pourrait-il (r)allumer la flamme de la contestation au Maghreb ? Quasi-exclusivement dépendantes de l’Ukraine et de la Russie en matière de céréales, la Tunisie et l’Égypte pourraient bien, à cause du conflit en cours, souffrir de pénuries alimentaires. Celles-là même à l’origine de plusieurs crises d’ampleur, à l’instar des Printemps arabes en 2011.
Ces derniers jours, plus que d’ordinaire, Mohamed est débordé. Dans sa boulangerie du quartier du Kram, à Tunis, il vend en ce moment plus de 200 baguettes en dix minutes. « Les clients prennent quatre, cinq, six baguettes. Les Tunisiens ont toujours peur de manquer », s’amuse un de ses vendeurs, au micro de RFI. Dans l’arrière-boutique, les stocks de farine baissent continuellement. Pour Mohamed, « la peur de ne plus avoir de farine et de devoir fermer boutique est bien là ».
La pénurie. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, en Tunisie, le mot plane comme une menace, dans une économie déjà éprouvée par deux ans de pandémie. Avant l’offensive russe, « l’insécurité alimentaire préoccupait déjà les autorités, rappelle Matthieu Brun, chercheur et directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM). À cause de la sécheresse, des restrictions liées au Covid-19 et de la crise politique, les prix des céréales, y compris ceux du blé tendre qui sert à fabriquer le pain, avaient bien augmenté. La guerre en Ukraine ne fait qu’aggraver cette situation très délicate ».
Car Kiev est en effet un des principaux fournisseurs de blé de la Tunisie. Selon l’Office public des céréales, sur 1,74 million de tonnes de blé importées, 984 016 tonnes venaient d’Ukraine.
Et depuis quelques années, la Tunisie doit résoudre une difficile équation : répondre à la demande croissante de la population – chaque année, un Tunisien consomme 74 kg de pain, contre 58 kg pour un Français – alors que le pays, bien que producteur de céréales, « souffre d’un déficit chronique » de production, d’après une analyse de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO). En 2021, la Tunisie a consommé 2,42 millions de tonnes de blé (tendre et dur), alors que la production locale atteignait seulement 682 600 tonnes.
Les autorités se tournent donc, de plus en plus, vers l’étranger pour satisfaire la population. Mais avec la guerre et le blocage des exportations russes et ukrainiennes, la Tunisie pourrait bientôt être confrontée à « une flambée des prix, qui l’empêcherait de s’approvisionner en quantités nécessaires », s’inquiète l’économiste Ezzeddine Saidane, auprès de l’agence de presse TAP.
Le prix de la baguette, l’étincelle de la contestation
Dans ce contexte, le gouvernement s’efforce de rassurer les Tunisiens. Quelques jours après l’offensive russe, Hamed Dali, directeur général de l’Observatoire national de l’Agriculture, s’empressait d’affirmer que les stocks de céréales étaient « suffisants jusqu’au mois de juin prochain », et que « la Tunisie ne sera confrontée à aucun manque jusqu’à la saison de la récolte l’été ».
Si les autorités cherchent à tranquilliser la population, c’est parce que « la gestion des stocks est une question très stratégique. Et le blé, une denrée plus politique qu’elle n’en a l’air », assure Matthieu Brun.
>> À (re)lire : « Nombre record » de migrants mineurs arrivés en Italie depuis la Tunisie en 2021
Avec l’augmentation des prix des céréales et le spectre d’une pénurie de pain, les craintes d’une instabilité à venir dans le pays sont réelles. Car la vie chère est souvent l’étincelle d’une contestation de grande ampleur. En 2011, la précarité et des produits toujours plus onéreux avaient poussé le jeune vendeur de fruits Mohamed Bouazizi à s’immoler par le feu, déclenchant par la même les manifestations monstres des Printemps arabes. Trois ans plus tôt, en 2008, des centaines de jeunes manifestants avaient protesté contre la hausse du chômage et du coût de la vie. La police tunisienne avait tiré à balles réelles, tuant l’un d’entre eux.
Sous la présidence d’Habib Bourguiba, le pays avait aussi été traversé par une vague de protestations après l’annonce d’une augmentation du prix de la baguette. Une centaine de personnes étaient décédées dans les manifestations ayant eu cours entre le 27 décembre 1983 et le 6 janvier 1984.
En Égypte, un attachement viscéral pour le pain
Avec la Tunisie, l’Égypte est elle aussi un des principaux clients de l’Ukraine puisque le pays lui fournit près de 30 % de ses importations de blé. Les 60 % restants sont assurés par la Russie, l’autre, voire le principal, fournisseur du Caire en céréales.
Mais quelques jours après le début de la guerre, les restrictions à la navigation appliquées en mer d’Azov – par laquelle passent les navires de marchandises – et la fermeture des ports ont interrompu les expéditions de céréales en provenance de Moscou. Les sanctions économiques infligées à la Russie par d’autres nations compliquent d’autant plus les accords d’achat. L’Égypte ne peut pas, non plus, compter sur sa propre production. Si celle-ci s’élevait tout de même l’année dernière à 9 millions de tonnes, elle n’a couvert que la moitié de la consommation locale.
Privée de la quasi-totalité des importations ukrainiennes et russes, l’Égypte risque donc, elle aussi, de se retrouver dans une position inconfortable. D’une part, parce que, face à la raréfaction des importations – et donc à l’augmentation des prix – il sera difficile pour le gouvernement de continuer à dépenser de l’argent pour subventionner le pain. Ce pain « baladi », qui profite à 70 % de la population depuis des décennies, « coûte excessivement cher à l’économie égyptienne, qui peine déjà à se remettre de la baisse significative du tourisme depuis 2020 », souligne Matthieu Brun.
Ensuite, parce qu’en Égypte, une pénurie de pain est, d’un point de vue culturel, inenvisageable. Pour Jessica Barnes, professeur de géographie à l’Université de Caroline du Sud, « le pain est dans ce pays un aliment de base pour des millions de personnes : il définit un repas, comme le riz pour les Libériens ou le fufu pour les Ghanéens », explique-t-elle dans un article publié dans The Conversation. « Il permet aussi de compenser les aliments les plus chers. Un petit bol de fromage fermenté et quelques olives peuvent devenir un repas pour six s’ils sont accompagnés de pain. » « Les Égyptiens ont un attachement viscéral pour le pain », confirme Matthieu Brun. Illustration de cette dépendance : au lieu d’employer le mot « khobz », « pain » en arabe, les Égyptiens l’appellent « aish », la « vie ».
>> À (re)lire : L’Égypte, nouveau pays de départ des migrants
Tout comme la Tunisie, une pénurie de pain en Égypte aurait de lourdes conséquences sociales. En 1977, des émeutes avaient éclaté dans tout le pays lorsque le gouvernement avait tenté d’augmenter le prix du pain subventionné.
Avec l’arrivée du ramadan, l’inquiétude est d’autant plus forte dans les pays du Maghreb. En Tunisie, selon l’Institut national de la consommation, la demande de baguettes durant la période explose de 135 %.
« On est déjà morts chez nous »
En Tunisie et en Egypte, comme dans d’autres pays du Maghreb dépendant des exportations ukrainiennes et russes – à l’instar de l’Algérie et dans une moindre mesure, du Maroc – l’augmentation des prix des produits de base, les pénuries, et les contestations sociales qui en découleraient pourraient pousser encore davantage de personnes à quitter leur pays. Car la crise économique et le manque de perspectives professionnelles – plus de 40 % des jeunes de 15 à 24 ans sont actuellement sans emploi en Tunisie d’après la FAO – sont parmi les raisons qui entraînent, chaque année, des milliers de candidats à l’exil à prendre la mer, au péril de leur vie.
Ali, un jeune tunisien précaire de 27 ans racontait en novembre à InfoMigrants avoir tenté à sept reprises de rejoindre l’île italienne de Lampedusa. « Pendant longtemps, j’ai jonglé entre deux emplois : j’étais serveur dans un café et dans un hôtel de Zarzis lors de la saison touristique. Je travaillais 10 heures par jour pour un salaire de misère. Je gagnais environ 600 dinars [environ 180 euros, ndlr]. » En début d’année 2020, Ali a mis fin à ses contrats, pour se concentrer sur son départ. « Je n’en pouvais plus de me tuer à la tâche pour un salaire qui ne me permettait pas de vivre décemment. En Tunisie, tu travailles et tu te tais, ou bien tu pars. »
>> À (re)lire : Immigration clandestine : qu’est-ce qui pousse les maghrébins à reprendre la route de l’exil ?
Bien que son frère ait disparu en mer en 2011, monter dans un canot pour l’Italie ne lui fait pas peur. « De toute façon, on est déjà morts chez nous. C’est soit je meurs en Méditerranée, soit j’arrive à atteindre l’Europe. Il n’y a pas d’autres alternatives. »