Dans un rapport publié jeudi, Human Rights Watch révèle que des migrants sont utilisés par la police grecque, à la frontière gréco-turque, pour renvoyer en Turquie d’autres migrants. L’ONG a collecté plusieurs témoignages. Les exilés chargés des refoulements ont affirmé devoir collaborer plusieurs mois avec la police grecque en échange d’une éventuelle autorisation de séjour dans le pays.
C’est un nouveau document accablant pour les autorités grecques sur la pratique de refoulements de demandeurs d’asile à la frontière entre la Grèce et la Turquie. Human Rights Watch (HRW) publie, jeudi 7 avril, un rapport dans lequel l’ONG établit qu’Athènes a demandé à des demandeurs d’asile d’en refouler d’autres, à la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie, dans la région de l’Evros.
Entre novembre 2021 et mars 2022, HRW a interrogé par téléphone 23 demandeurs d’asile ayant été refoulés à la frontière gréco-turque, entre septembre 2021 et mars 2022.
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Parmi ces personnes, 16 ont affirmé avoir été renvoyées par bateau, sur le fleuve Evros, qui marque la frontière entre la Grèce et la Turquie, par des hommes vêtus d’uniformes noirs, le visage masqué et qui parlaient arabe ou bien l’une des langues parlées par les personnes originaires d’Asie Centrale (pachto, dari, ourdou par exemple).
« Faire traverser la rivière aux migrants »
Zayan, un ancien officier de l’armée afghane de 28 ans, a témoigné avoir eu, fin décembre, une conversation en pachto avec un Pakistanais qui pilotait le bateau qui le ramenait en Turquie. « Le conducteur du bateau [m’a dit] : ‘Nous faisons ce travail pendant 3 mois et ensuite ils [les Grecs, ndlr] nous donnent un document de trois pages. Avec ce [document], nous pouvons circuler librement à l’intérieur de la Grèce et ensuite nous pouvons obtenir un billet pour un autre pays' », a détaillé le jeune Afghan.
Un autre Afghan, Morad, a affirmé à HRW que, lors de son expulsion vers la Turquie sur le fleuve Evros, deux Afghans et deux Pakistanais étaient présents. « Les deux Afghans nous ont fait traverser en bateau et j’ai eu une conversation avec l’un d’eux […] Il a dit que les policiers grecs l’avaient choisi, avec d’autres, parmi les migrants, et qu’ils les utilisaient pour faire traverser la rivière aux migrants parce qu’ils ne voulaient pas être directement impliqués dans le renvoi des personnes en Turquie », a rapporté le jeune homme.
Pour Bill Frelick, directeur du programme sur le droit des réfugiés à HRW, le comportement de la police grecque à la frontière relève directement du gouvernement grec. « L’utilisation d’intermédiaires pour accomplir ces actes illégaux ne lui enlève aucune responsabilité », souligne-t-il dans le rapport de l’ONG.
« La Commission européenne devrait ouvrir de toute urgence des poursuites judiciaires et tenir le gouvernement grec responsable de violation des lois de l’Union européenne interdisant les expulsions collectives », poursuit Bill Frelick.
Des pushbacks à Evros « depuis une dizaine d’années »
Athènes a toujours démenti avoir recours à des refoulements illégaux de réfugiés malgré la publication de plusieurs enquêtes journalistiques sur le sujet et de très nombreux témoignages recueillis par les ONG locales.
Marion Bouchetel est avocate au Legal center Lesvos, une organisation de conseil juridique basée sur l’île de Lesbos. Avec son équipe, elle défend de nombreux cas de personnes victimes de refoulements en mer Égée, mais également à la frontière terrestre avec la Turquie.
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Pour elle, le rapport de HRW n’a rien de surprenant. « On sait très bien que des pushbacks ont lieu à Evros, c’est le cas depuis une dizaine d’années maintenant. Et c’est évident que l’exploitation d’autres migrants [par la police grecque] pour cela ne date pas de septembre 2021 », souligne-t-elle.
En atteste l’un des cas que l’avocate défend avec son équipe devant la Cour européenne des droits de l’Homme et sur lequel la Grèce sera prochainement amenée à se prononcer. En juillet 2020, une famille syrienne qui souhaitait demander une protection en Grèce a été placée en détention, côté grec de la frontière et refoulée sur le fleuve Evros durant la nuit. « Ils ont clairement évoqué la présence de personnes arabophones avec qui ils ont communiqué et qui étaient là pour aider à porter la barque et qui les ont fait traverser la rivière et les ont ramenés en Turquie », rapporte Marion Bouchetel.
Plus récemment, le collectif d’associations Border violence monitoring, qui recense les cas de violences policières aux frontières de l’Union européenne, a enregistré le témoignage de trois jeunes Marocains qui affirmaient avoir été refoulés de Grèce vers la Turquie par des personnes parlant « l’arabe syrien », le 22 mars dernier.
Les trois hommes, âgés de 19 à 24 ans, ont décrit des personnes portant des vêtements civils ainsi que des cagoules dissimulant leurs visages.
Frontex botte en touche
Dans son rapport, HRW déplore l’inaction de Frontex face à ces cas d’abus. L’agence européenne de protection des frontières dispose de son plus gros contingent en Grèce et participe à la surveillance des frontières de l’Evros
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Interrogée par InfoMigrants, Frontex ne se prononce pas sur les faits rapportés par HRW mais avance que, « sur la période couverte par le rapport de HRW, deux plaintes (concernant des rapports d’incidents graves) ont été déposées dans le cadre d’activités opérationnelles se déroulant en Grèce ». « Les deux affaires étant toujours en cours, l’agence ne peut pas fournir de détails supplémentaires », ajoute-t-elle. Quelles affaires ? Nous n’en saurons pas plus.
Coïncidence du calendrier, le Conseil de l’Europe, une institution indépendante qui n’appartient pas à l’UE, a dénoncé, jeudi, dans un nouveau rapport, une « généralisation » des refoulements aux frontières de l’union.
Le Conseil pointe plusieurs pays en particulier : la Croatie, l’Italie, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, la Grèce, Chypre, la Turquie, la Bulgarie ou encore la France et l’Espagne. Ces 13 États sont vivement critiqués pour avoir renvoyé, vers les pays voisins, des migrants qui tentaient d’entrer sur leur territoire, sans leur laisser la possibilité de déposer une demande de protection.
Le document s’appuie sur des rapports d’ONG qui ont, par exemple, dénombré entre 50 et 130 procédures de refoulement par jour pendant l’été 2020, et jusqu’à 170 en octobre de la même année, entre la France et l’Italie, dans le département français des Alpes maritimes.
« La situation actuelle montre que les graves violations des droits humains, devenues un élément essentiel des méthodes de contrôle aux frontières des États membres, sont cruelles, contradictoires et contreproductives », a dénoncé la Commissaire du Conseil de l’Europe pour les droits de l’Homme, Dunja Mijatovic.