C’est une pratique courante de la justice grecque, qui a frappé fort ce jeudi : trois migrants ont été condamnés à de très lourdes peines de prison pour avoir « facilité l’entrée illégale » d’exilés sur le territoire grec. Ils faisaient partie des survivants d’un important naufrage, survenu en décembre 2021. À eux trois, leurs peines accumulées représentent 439 années de prison. Les ONG dénoncent, une nouvelle fois, un procès à charge.
Trois exilés syriens, Abdallah, Kheiraldin et Mohamad, ont été condamnés, jeudi 5 mai, à des peines très lourdes, représentant 439 années de prison accumulées, pour « aide à l’entrée illégale » sur le territoire grec. Tous trois se trouvaient sur une même embarcation, secourue après un naufrage au large de l’île de Paros, en décembre 2021.
L’un d’eux a été condamné à 187 ans de prison en tant que « capitaine » de l’embarcation, les deux autres à 126 ans de prison chacun en tant qu' »assistant » et « mécanicien », relate l’ONG allemande Borderline Europe.
« Malgré le fait que la cour ait reconnu qu’ils n’étaient pas des passeurs agissant pour en tirer profit, et qu’elle ait abandonné la charge de ‘participation à une organisation criminelle’ […] ces trois pères de famille ont quand même été condamnés pour avoir ‘facilité l’entrée illégale' » sur le territoire grec, dénonce l’ONG sur Twitter.
Survivants d’un naufrage
Les trois hommes comptaient parmi les survivants d’un important naufrage survenu le 24 décembre 2021. À bord de leur embarcation se trouvaient plus de 80 ressortissants syriens et turcs. Après une dizaine d’heures, les mauvaises conditions météorologiques avaient endommagé les moteurs. Dix-huit personnes ont perdu la vie dans le naufrage, au large de l’île de Paros.
Les garde-côtes grecs ont ensuite cherché à déterminer les responsabilités, en interrogeant les rescapés au sujet des pilotes de l’embarcation. « Les survivants ont témoigné que ce voyage coûtait entre 7 000 et 10 000 euros par passager. Certains avaient vendu toutes leurs possessions pour pouvoir se le payer », détaille Borderline Europe, qui a mené une reconstitution dans les détails de cette traversée.
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Abdallah et Mohamad étaient âgés de 32 ans au moment des faits, et sont, tous deux, pères de quatre enfants. Kheiraldin avait, lui, 39 ans, et a deux enfants. Aucun des trois hommes n’avaient pu réunir une telle somme. « Cependant, ils avaient des connaissances en mécanique qu’ils pouvaient offrir en guise de paiement. Par conséquent, ils ont accepté de réaliser des tâches de pilotage en contrepartie d’un prix plus bas », explique l’ONG dans sa reconstitution.
Dans leur défense, les trois Syriens ont témoigné avoir finalement refusé de conduire l’embarcation, jugée bien trop surchargée. Mais « ils ont été forcés par les passeurs turcs de prendre le contrôle du bateau, sous la menace d’une arme », affirmait l’un de leurs avocats, Alexandros Georgoulis. « Tous ont rapporté avoir été détenus dans une maison par des trafiquants turcs armés, jusqu’au départ de l’embarcation ».
L’ONG précise que le fait que des exilés pilotent leur embarcation est une « pratique courante » sur cette route maritime. Certains le font en contrepartie d’une somme moindre, d’autres y sont forcés, par les passeurs, au moment de l’embarquement.
« La folie des lois draconiennes de l’Europe forteresse »
Au cours du procès, « des proches ont confirmé leurs dires. Un expert a expliqué que ce ne sont pas les passeurs mais les migrants qui doivent diriger le bateau. Le témoin à charge, un officier de la police portuaire, ne s’est pas présenté », a décrit Borderline Europe en direct du tribunal.
Les réactions de la société civile et des ONG ayant suivi le procès ne se sont pas faites attendre. Dimitri Choulis, avocat spécialisé dans le droit des demandeurs d’asile a fustigé « la folie des lois draconiennes de l’Europe forteresse ». « Nous avons besoin d’un changement de législation. Demander l’asile n’est pas un crime », a-t-il soutenu.
« Condamnés à 439 ans de prison pour avoir tenté de fuir vers l’Europe. Condamnés à 439 ans de prison pour avoir échappé à un naufrage. Condamnés à 439 ans de prison pour avoir voulu construire leur avenir », a martelé le réseau citoyen d’aide aux migrants Alarm Phone sur Twitter.
Une pratique régulière de la justice grecque
En Grèce, ce type de condamnations n’est pas rare. C’est même une pratique répandue de la justice, documentée notamment dans un rapport conjoint entre trois ONG, paru fin 2020.
À l’heure actuelle, près de 2 000 demandeurs d’asile sont enfermés dans les geôles du pays pour trafic illégal de migrants. Tous ont ont écopé de lourdes peines après avoir été reconnus coupables d’avoir conduit les canots dans lesquels ils se trouvaient. En plus d’être accusés d’avoir joué le rôle de passeurs, la justice leur incombe parfois la responsabilité des décès survenus au cours de la traversée.
Dans le cas précis des trois hommes, les peines sont particulièrement lourdes. Il existe cependant d’autres cas similaires. Celui de Mohamad Hanad Abdi, par exemple : ce Somalien âgé de 27 ans avait écopé de 146 ans de prison, en mai 2021.
Du fait de la régularité de ces procès, les exilés condamnés pour un tel motif représentent la deuxième plus grande catégorie de détenus en Grèce.
En décembre 2022 aura lieu le procès en appel de deux hommes, condamnés chacun à 50 ans de prison. Comme dans le cas des trois de Paros, les juges n’avaient pas retenu la version du garde-côte qui les accusait d’avoir mis en danger les autres occupants. Mais ils avaient ajouté le motif d’aide à l’entrée illégale.
« Ils sont accusés d’être des passeurs, or ce n’est basé sur rien. Le témoignage du garde-côte sur lequel s’appuyait toute la procédure ne parlait même pas de ça. Ils sont innocentés sur la mise en danger d’autrui mais derrière on rajoute une autre charge, ça n’a pas de sens », avait réagi en avril Marion Bouchetel du Legal centre Lesvos, une ONG grecque qui assure la défense de l’un des deux hommes, auprès d’InfoMigrants.
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À l’origine, l’embarcation où se trouvaient Abdallah, Kheiraldin et Mohamad devait poursuivre sa route jusqu’en Italie. En évitant de poser le pied en Grèce, donc. « La question que cela pose, c’est pourquoi ils ne se sont pas arrêtés sur une île grecque [alors que le bateau coulait]. De quoi étaient-ils effrayés ? », avait encore commenté leur avocat Alexandros Georgoulis. « Cette question peut nous mener au véritable criminel », concluait-il. « À savoir la « forteresse Europe » ».