Ils sont de plus en plus nombreux chaque année à choisir Chypre comme point d’ancrage pour l’Union européenne. Pour ces demandeurs d’asile originaires du Nigéria, du Cameroun ou de République démocratique du Congo, passer par l’île est une route plus rapide, plus simple, et surtout beaucoup moins dangereuse que les routes meurtrières de la Méditerranée.
« Vous devez patienter encore un peu, je ne peux pas m’occuper de vous tout de suite ». Christelle soupire. « Je ne fais que ça, attendre qu’on veuille bien m’aider », répond-elle, visiblement exténuée, à la bénévole de Caritas. Devant l’église ocre qui abrite les locaux de l’association catholique, cette exilée congolaise de 29 ans fait, aux côtés de beaucoup de ses compatriotes ce matin-là, le pied-de-grue pour « enfin parler à quelqu’un de [ses] problèmes ».
Comme elle, de plus en plus de migrants se pressent, chaque jour, à cet endroit situé dans le centre-ville de Nicosie. Ces trois dernières années, ils sont « de plus en plus nombreux, témoigne Élizabeth Kassinis, responsable du centre. Mais les nationalités des exilés ne sont plus les mêmes. Avant la pandémie, nous accueillions surtout des personnes originaires du continent asiatique, des Indiens, des Pakistanais, des Bangladais, et quelques Camerounais. Aujourd’hui, cela a totalement changé. Il y a beaucoup plus d’exilés africains ». Le ministre de l’Intérieur chypriote Nikos Nouris confirme cette tendance. D’après lui, depuis début 2021 surtout, « les pays d’origine des migrants ont radicalement changé », a-t-il assuré à la presse locale.
Depuis environ deux ans, de nouvelles nationalités sont venues s’ajouter dans les tableaux des statistiques du service de l’asile chypriote. Le passeport syrien est toujours le plus représenté, mais la République démocratique du Congo (RDC) ou le Nigeria supplantent désormais l’Inde et le Pakistan, deux États qui ont longtemps constitué les pays d’origine de la plupart des exilés.
En 2021, sur les 13 773 demandes d’asile enregistrées, 1 723 ont été déposées par des migrants congolais, et 1 555 par des Nigérians, tout juste derrière les demandes syriennes. Le Cameroun, la Somalie et la Sierra Leone, sont aussi parmi les pays les plus représentés.
Des voies maritimes meurtrières
Si le visage de l’immigration à Chypre a beaucoup changé, c’est qu’ailleurs dans le monde, la condition des migrants s’est considérablement dégradée. Le durcissement des politiques migratoires aux frontières de l’Europe a rendu bien plus dangereuses les routes qui mènent à elle. Les voies maritimes, une des options offertes aux exilés africains qui ne parviennent pas à quitter le continent de manière légale, sont devenues en quelques années de véritables cimetières. Depuis 2014, la Méditerranée centrale a englouti près de 20 000 migrants, qui rêvaient d’une vie meilleure en Europe.
À l’ouest, l’océan Atlantique est tout aussi périlleux. Les naufrages au large des côtes marocaines de bateaux se dirigeant vers les Canaries y sont réguliers. Depuis le début de l’année 2022, plus de 200 personnes sont mortes au large des îles espagnoles, d’après l’Organisation internationale des migrations (OIM). En 2021, l’association espagnole Caminando Fronteras a comptabilisé plus de 4 000 personnes mortes ou disparues, dont 628 femmes et 205 enfants, sur cette route.
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Pour Élizabeth Kassinis, « la fermeture de la route des Balkans et les régulations en Grèce » poussent, chaque année, davantage de candidats à l’exil africains à se tourner vers d’autres options, dont Chypre. Pour s’y rendre, les ressortissants camerounais, nigérians ou congolais, passent d’abord par Istanbul, en Turquie, à l’aide d’un simple billet d’avion. Muni d’un visa étudiant délivré par le pays – le nord de Chypre compte 20 universités privées – les exilés prennent ensuite un second vol pour le nord de Chypre, sous occupation turque. Ils traversent ensuite, à pied ou en voiture, la Ligne verte, zone tampon qui sépare le Nord du Sud, membre de l’Union européenne (UE).
« Ils m’auraient tué, je devais partir très vite »
Un périple moins dangereux, moins cher et plus rapide que les toutes les autres routes empruntées par les migrants du continent. En clair, « une porte d’entrée facile d’accès pour l’Europe », affirme Fabrice, un exilé camerounais arrivé sur l’île il y a un peu plus d’un an. Avant cela, le jeune homme avait essayé d’entrer dans l’UE par la Russie. « Je suis allé à Moscou, et une fois sur place, j’ai essayé de trouver quelqu’un qui pouvait m’aider à passer par la Lituanie. Mais c’était trop compliqué. Je me suis aussi rendu compte que ça pouvait être difficile une fois la frontière passée ». Alors au bout de quelques mois, Fabrice rentre au Cameroun et met de l’argent de côté pour payer billets d’avion – environ 1 000 euros – et frais de scolarité turcs pour le même prix, en plus de la commission touchée par son intermédiaire.
« C’est mon frère qui m’a conseillé Chypre, car il était déjà là. Il m’avait prévenu que la vie était difficile, mais qu’au moins, on était dans un pays européen, qui nous protège. Et puis pour les Camerounais comme nous, bilingues, c’est facile : tout le monde parle anglais ici » – Chypre est une ancienne colonie britannique, indépendante depuis 1960.
Olajide, lui, a choisi l’île méditerranéenne pour quitter son pays « plus rapidement ». Originaire du Nigeria, le jeune homme de 27 ans a été frappé et menacé de mort par une des confréries étudiantes secrètes qui sème la terreur dans le pays. Ces groupes, appelés Vikings, Black Axe, Eiye ou Buccaneers, agissent à la manière de gangs sur les campus universitaires et commettent des violences graves, y compris des meurtres. « J’étais en grave danger. Ils me disaient que si je ne rentrais pas dans leur groupe, ils me tueraient. Je devais partir très vite », explique-t-il devant l’entrée du camp d’enregistrement de Pournara, où il a demandé l’asile.
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Dans sa région, de plus en plus de jeunes gens évoquent Chypre pour atteindre l’Europe. Alors le jeune homme fait des recherches sur Internet et se rend compte qu’il lui faut « juste réserver l’avion », et « payer l’école ». « Je n’avais pas beaucoup d’argent. Mais comme ce n’était pas trop cher, j’ai pu me débrouiller seul », affirme-t-il.
C’est pour des raisons similaires que Moïse a fait le même chemin. Dans l’opposition au président Félix Tshisekedi, le Kinois de 32 ans a été arrêté et emprisonné plusieurs jours à la suite d’une manifestation post élections. Une fois sorti des geôles, « je n’avais plus le choix, il fallait que je parte, loin, raconte-t-il. J’aime mon pays, mais j’étais en danger. Si j’y étais resté, je serais peut-être mort ». Une connaissance le met alors en relation avec une « personne de confiance », qui s’occupe de son départ. « J’ai pris un sac avec quelques affaires et je suis parti. Quelques heures plus tard, j’étais dans l’Union européenne. Avant cela, je ne savais même pas que Chypre existait ».
Arrivé à Nicosie, Moïse était certain de « trouver une protection », « qu’on allait s’occuper de [lui] ». Trois ans plus tard, le jeune homme se dit « très déçu ». Il attend toujours une réponse du service de l’asile chypriote. À l’image de milliers d’autres demandeurs d’asile africains, qui vivent sur l’île dans une extrême précarité. « Au début, on se dit que ça a été facile, explique Fabrice. Et puis on se retrouve vite bloqué sur cette île, au milieu de la Méditerranée. C’est comme un piège qui se referme ».