Narcisse Nganchop veut que son témoignage « arrive aux instances européennes » pour que les actes dont il a été témoin ne restent pas impunis. L’ancien leader du mouvement « Tout sauf Paul Biya », du nom du président camerounais, réside désormais en Turquie où il espère une réinstallation dans un pays tiers. Las d’attendre, l’homme de 38 ans a tenté d’entrer en Union européenne via la Bulgarie. Il raconte qu’à son arrivée dans le pays avec six autres personnes, les garde-frontières bulgares ont violé les trois femmes du groupe sous leurs yeux, avant de les renvoyer en Turquie. Témoignage.
Narcisse Nganchop a quitté le Cameroun en octobre 2018, quelques semaines après avoir été interpellé par les autorités de son pays. L’homme était un opposant politique au sein de l’Union des mouvements socialistes (UMS), et leader du mouvement « Tout sauf Paul Biya », du nom du président camerounais. Après la réélection de ce-dernier pour un 7e mandat, en octobre 2018, plusieurs opposants contestent les résultats et sont arrêtés par les forces de l’ordre. Narcisse Nganchop est l’un d’eux.
Retenu une semaine dans les locaux de la police judiciaire de Douala (à l’ouest du Cameroun), il réussi à s’enfuir du pays et se réfugie au Sénégal. Menacé d’extradition, Narcisse Nganchop décide de quitter le continent africain et parvient à atteindre la Turquie, en septembre 2020.
« Trois mois après mon arrivée, j’ai obtenu le statut de réfugié et j’ai fait une demande de réinstallation dans un pays tiers. Depuis un an et demi, ma requête est toujours en attente alors qu’on m’avait assuré que mon cas serait traité dans un délai de six à huit mois.
Au début, ça allait, je vivais sur mes économies. Mais aujourd’hui, je n’ai plus rien et je ne peux pas travailler en Turquie car je ne parle pas le turc. Ici, tu n’as le droit à aucune aide financière ou matérielle, c’est très dur.
« Les garde-frontières bulgares ont pris nos téléphones et notre argent »
En fin d’année dernière, n’ayant plus d’argent pour payer mon loyer, je me suis résolu à rendre mon appartement. Je suis désormais logé chez des amis africains à Istanbul. J’en avais tellement marre d’attendre une réinstallation qui ne venait pas que j’ai essayé de partir dans un autre pays par mes propres moyens. J’ai tenté d’entrer en Union européenne via Erdine [ville frontalière turque proche de la Grèce, ndlr] mais j’ai été arrêté par les autorités turques et placé en rétention car j’avais essayé de quitter illégalement le territoire en possession d’une fausse carte d’identité.
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J’ai passé trois mois dans le centre. J’ai réussi à être libéré grâce à l’aide d’une avocate et j’ai pu regagner Istanbul.
En avril, j’ai retenté ma chance. Avec cinq Algériens, dont deux femmes, et une Haïtienne, nous avons pris un bus pour Erdine. On a marché toute la nuit jusqu’à la frontière avec la Bulgarie, de 18h à 5h du matin. On évitait les routes, on avançait dans la forêt pour ne pas croiser de policiers.
Arrivés à la frontière, on a coupé les fils barbelés pour entrer en Bulgarie et on a rejoint la ville de Golyam Dervent [ville frontalière bulgare, ndlr]. C’est là, à proximité du cimetière, qu’on a été repérés par des garde-frontières bulgares. Je ne sais pas comment ils nous ont vus, peut-être grâce à leur chien.
Ils nous ont ordonné de nous assoir sur un bout de trottoir : ils ont pris nos téléphones, notre argent et nous ont dit de nous déshabiller pour vérifier qu’on ne cachait rien dans nos sous-vêtements. Heureusement, j’avais plusieurs téléphones sur moi, et j’ai réussi à en garder un qui était dans une des poches de mon pantalon.
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Au début, les garde-frontières ont commencé par les hommes. Une fois qu’ils avaient tout vérifié sur nous, on a pu se rhabiller et se rasseoir par terre. Un des gardes braquait sa lampe torche sur nous, le chien à ses côtés.
« Les femmes hurlaient »
Puis, ils sont passés aux trois femmes. Elles se sont dénudées complètement. Les unes après les autres, elles ont été violées par les garde-frontières sous nos yeux. Certaines avaient leur mari dans le groupe. On était éblouis par la lumière de la lampe donc on ne voyait pas bien mais on entendait des cris et des gémissements.
Ils sont tous passés sur chaque femme : dès qu’un finissait, il transmettait la lampe torche et le chien à son collègue qui nous surveillait pendant qu’ils faisaient leurs affaires.
C’était un moment atroce. Les femmes hurlaient et on ne pouvait rien faire. L’homme braquait une arme sur nous. Je ne pensais pas vivre ça au cœur de l’Europe. Je veux que ce témoignage arrive aux instances européennes car ce sont des faits très graves. Ces actes ne doivent pas rester impunis.
Finalement, les femmes ont pu se rhabiller. Elles se plaignaient de douleurs dans le bas ventre. Les garde-frontières nous ont mis dans un véhicule et nous ont renvoyé à la frontière, côté turc. À aucun moment, nous n’avons pu exprimer notre souhait de demander l’asile.
Malgré cette expérience traumatisante, je vais réessayer de quitter la Turquie. Ce pays c’est comme une prison. Je suis bloqué ici, sans perspectives, sans avenir. »