Depuis le 7 décembre, une centaine de travailleurs sans-papiers campent devant le hangar de Chronopost à Alfortville, en région parisienne. Tous réclament une régularisation de leur situation, après avoir travaillé des mois voire des années dans des conditions de travail très difficiles.
Cela fait plus de dix mois qu’ils tentent de faire entendre leurs voix. Devant l’entrepôt de Chronopost à Alfortville, à une dizaine de kilomètres au sud de Paris, plus d’une centaine de sans-papiers tiennent le piquet de grève. Certains vivent là, dans des abris de fortune et sous des bâches, au bord d’une route d’une zone industrielle. Ces personnes originaires du Mali, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire ou de la Mauritanie ont travaillé pour l’entreprise de livraison de colis ainsi que pour la société DPD, toutes deux filiales de La Poste. Et malgré le temps qui passe, leurs revendications sont intactes.
« Nous sommes là 24h/24 pour réclamer une régularisation et dénoncer les conditions de travail chez Chronopost », indique Aboubacar Dembele, porte-parole des grévistes. D’après cet exilé malien de 30 ans, lui-même ancien travailleur pour la société, les protestataires se composent de trois groupes : des employés qui ont récemment travaillé chez Chronopost, des travailleurs sans-papiers d’autres secteurs solidaires de leur mouvement, ainsi que des grévistes de 2019 dont la situation est restée inchangée.
Cette année-là, plus d’une centaine de travailleurs sans-papiers avaient également fait grève, au même endroit. Au terme de longs mois de contestation, 26 personnes avaient été régularisées. Ayant obtenu gain de cause, les occupants avaient évacué leur campement, en janvier 2020. « On a presque tous été régularisés, nous sommes très contents », avait réagi Amadou Fofana, l’un des travailleurs concernés et porte-parole des grévistes lors de ce mouvement, auprès d’InfoMigrants.
« Abus » et « exploitation »
Deux ans plus tard pourtant, les travailleurs ont repris le mouvement. « Ce qu’on a demandé, ce n’est pas grand-chose. C’est juste des régularisations pour tout le monde, avait indiqué en février dernier Doucouré Malé, un gréviste, à RFI. Les Français ont dit que quand une personne travaille, elle a droit à des papiers. »
Tous les grévistes actuels ont été embauchés par des agences d’intérim pour travailler chez Chronopost, à l’instar de Derichebourg, Start People et Excellence Interim. La plupart ont signé leurs contrats sous une fausse identité, souvent celle d’un proche en situation régulière. Un choix forcé par leur situation administrative, qui ne leur permet pas d’exercer un emploi.
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Cette solution par défaut se referme aujourd’hui comme un piège sur les exilés : car ce sont justement ces « alias » qui les empêchent désormais d’obtenir des papiers en règle auprès des autorités. Et d’après Aboubacar Dembele, l’agence Derichebourg est jusqu’ici restée sourde aux demandes des sans-papiers qui réclament un certificat dit « de concordance », pour prouver qu’ils ont bien effectué les contrats signés.
« Pendant la pandémie, c’était pire »
Pour les exilés, c’est donc la double peine : en plus de ne pas pouvoir obtenir de régularisation, cette situation les a contraints à poursuivre leur travail, « de la véritable exploitation », selon le porte-parole des grévistes. « Ici, on enchaîne les heures, de jour comme de nuit, avec beaucoup de pression. Parfois, il faut aller tellement vite qu’on n’a même pas le temps d’aller aux toilettes, raconte-t-il. Il faut décharger les gros camions de colis en moins de 45 minutes, le tapis roulant doit toujours être plein. Et il y a toujours un chef derrière ton dos pour te dire ‘vite, vite, vite’. » D’après l’exilé malien, « pendant la pandémie, c’était pire. Et si tu ne suivais pas la cadence, on te menaçait de ne plus te donner de missions. »
Malgré ces conditions de travail très pénibles, Aboubacar Dembele comptabilise près de deux ans d’activité chez Chronopost, via des contrats signés avec Derichebourg. « C’est de l’esclavage moderne, mais on n’avait pas le choix. Nous, les migrants, on a besoin de travailler pour vivre. »
Cette nouvelle grève jette une fois de plus une lumière crue sur les pratiques managériale de La Poste. Détenue par la Caisse des dépôts, une institution publique, l’entreprise a été condamnée en juillet 2019, puis en septembre 2020 en appel, pour prêt illicite de main-d’œuvre et délit de marchandage à la suite de la mort d’un salarié non-déclaré. Seydou Bagaga, employé par un sous-traitant de Coliposte, s’était noyé en voulant rattraper un colis tombé dans la Seine.
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Depuis cet été, Chronopost a résilié son contrat avec l’agence Derichebourg. « Mais ça ne change rien. Nos revendications sont toujours là, on ne baissera pas les bras », martèle Aboubacar Dembele, prêt à poursuivre longtemps la lutte devant l’entrepôt, malgré les températures hivernales à venir. « Ça ne nous fait pas peur. C’est toujours moins pire que le quotidien des travailleurs sans-papiers, où qu’ils soient. »