Choisi par le Royaume-Uni pour y transférer ses demandeurs d’asile en attendant le traitement de leur dossier, le Rwanda s’impose, depuis quelques années, comme le pays d’accueil de prédilection des réfugiés du monde entier. Mais derrière les effets d’annonce et les articles élogieux d’une presse locale cadenassée, la réalité est bien différente pour les exilés.
Traverser les frontières pour fuir son pays et atteindre le Royaume-Uni, souvent au péril de sa vie, pour finalement construire sa vie … au Rwanda. Voici ce qui attend les demandeurs d’asile arrivés illégalement sur le sol britannique, depuis le 14 avril dernier, jour de la signature d’un accord entre Londres et Kigali. Très controversée dès son officialisation, la décision a pourtant failli être exécutée en juin dernier, alors qu’un premier charter avait été programmé pour la capitale rwandaise. Une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) avait finalement empêché son départ.
Mais le projet n’est pas pour autant enterré. Depuis le 5 septembre, la Haute Cour de Londres planche de nouveau sur l’accord controversé conclu avec Kigali. Une autre audience, liée à un recours intenté par le groupe Asylum Aid, aura lieu en octobre.
Avec cet accord, Londres espère décourager les migrants de traverser la Manche qui, malgré les multiples moyens répressifs pour les en empêcher, n’ont jamais été si nombreux à prendre la mer. Et pour justifier sa décision, décriée par les ONG et les instances onusiennes, le gouvernement ne lésine pas sur les éloges à l’égard du Rwanda. Lors de la présentation de ce partenariat, le Premier ministre britannique d’alors Boris Johnson avait vanté ce petit pays d’Afrique de l’Est, « mondialement reconnu », selon lui, « pour son bilan d’accueil et d’intégration des migrants ».
Une cafétéria et des terrains de basket
Depuis de nombreuses années, le Rwanda se voit effectivement en « terre refuge » des réfugiés du monde entier. Portée par son président au pouvoir depuis 2000 Paul Kagamé, cette politique est présentée comme un modèle d’hospitalité en Afrique et à l’international. Actuellement, le Rwanda accueille plus de 127 000 réfugiés, principalement originaires de la République démocratique du Congo (RDC) et du Burundi. L’année dernière, le pays a même offert l’asile à des Afghans fuyant l’arrivée des Taliban au pouvoir.
Depuis 2019, surtout, Kigali héberge le programme d’accueil pour les réfugiés venus de Libye (ETM), créé par le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). Jusqu’ici, plus de 1 100 migrants ont été transférés au Rwanda via ce procédé. Ces personnes peuvent y demander l’asile, ou une réinstallation dans un pays tiers.
En attendant, traumatisées par leur exil, toutes vivent dans le camp de Gashora, fait de maisonnettes en briques, à 60 km au sud de la capitale. À leur disposition : une cafétéria, des terrains de basket et de volley, et un circuit d’entraînement à la conduite. Des ateliers de formation au tissage et à la coiffure sont aussi organisés.
« À l’entrée de l’établissement, vous pouvez souvent observer de jeunes garçons et filles chanter et jouer de la guitare et du piano dans le cadre d’un programme visant à rétablir leur santé mentale », écrit le journal local The New Times, qui a été autorisé à visiter le centre en juin dernier. « Au Rwanda, je peux marcher, me déplacer librement et faire tout ce que je veux, expliquait au média Zemen Fesaha, un exilé érythréen. Ce n’est pas comparable à la vie en Libye. Parce que là-bas, tu ne survis qu’un jour après l’autre, et tu ne sais pas ce qui se passera demain ».
Couvre-feu, « isolement » et chômage
Mais ce modèle d’accueil, brandi en étendard par son président depuis 22 ans Paul Kagamé reste, pour beaucoup de réfugiés, un mirage. Un article de The Telegraph, qui a recueilli la parole de migrants à l’extérieur du camp de Gashora en juin dernier également, dépeint une toute autre réalité. Si le transfert au Rwanda permet, il est vrai, aux réfugiés de fuir le chaos libyen, une fois dans le camp, il reste très difficile pour ces personnes d’envisager une vie normale. « Les conditions économiques dans le centre de transit sont difficiles. Depuis que je suis arrivé ici, je n’ai pas pu subvenir aux besoins de mon enfant que j’ai laissé au Soudan », raconte un de ses ressortissants, dont la femme est décédée. « Personne ne peut vivre dans ces conditions. »
« J’ai même du mal à me payer des produits de base comme des vêtements, des chaussures et de la nourriture en dehors du camp », abonde un autre réfugié, qui a souhaité gardé l’anonymat.
Tous les témoignages traduisent un sentiment « d’isolement », où rien n’est fait pour une éventuelle intégration à la société rwandaise. « De nombreux réfugiés formés dans le centre sont obligés de travailler comme ouvriers agricoles ou domestiques pour joindre les deux bouts, mais la plupart sont au chômage et vivent avec environ 35 livres (40 euros) par mois ». À Gashora, les occupants ont d’ailleurs interdiction de sortir après 20 heures, affirme le média britannique.
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Pour les autres réfugiés installés dans le pays, la situation n’est pas plus enviable. Comme les Rwandais – dans le pays, près de 40% de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté – les migrants goûtent peu aux fruits du développement économique éclair de ces 10 dernières années. Beaucoup survivent grâce aux aides financière des institutions onusiennes.
En février 2018, près de 3 000 réfugiés originaires de RDC avaient manifesté devant le bureau du HCR de Karongi, dans l’ouest du pays, pour protester contre une réduction des allocations alimentaires, et plaider de meilleures conditions de vie. En réponse, ils ont reçu les balles de la police rwandaise, tuant 12 d’entre eux, d’après Human Rights Watch.
Le sort des exilés érythréens et soudanais envoyés au Rwanda par Israël il y a quelques années écorne, là aussi, l’image d’une « terre promise » pour réfugiés. Entre décembre 2013 et juin 2017, dans le cadre d’un accord tacite, près de 4 000 demandeurs d’asile ont été expulsés par Tel-Aviv au Rwanda et en Ouganda, sur le modèle de l’accord signé par Londres. Mais sur place, la situation de ces demandeurs d’asile s’est révélée catastrophique. « La plupart se sont retrouvés entre les mains de passeurs et ont été soumis à l’esclavage lors de leur tentative d’atteindre l’Europe », affirme à InfoMigrants Abdul Tejean-Cole, avocat sierra-léonais et militant des droits humains. Le « tollé public » suscité a par la suite « forcé Israël à abandonner le programme ».
Quinze ans de prison pour une vidéo
D’après le HCR et les autorités locales, depuis 2019, aucune personne accueillie via le programme ETM n’a déposé de demande de séjour permanent au Rwanda. Près de 600 exilés ont en revanche été réinstallés au Canada, en Finlande, en France ou en Suède.
Ismail, un exilé soudanais rencontré par l’AFP à Gashora, préfère encore « repartir pour essayer de traverser la mer [Méditerranée] ». « Je ne souhaite pas rester ici », assurait aussi Tesfay, un Érythréen de 27 ans. « C’est un pays pauvre avec ses propres problèmes. Je ne peux pas quitter l’Érythrée pour me réinstaller au Rwanda. »
Si dans le pays de Tesfay, les droits de l’Homme sont réduits à néant, le pays qui l’accueille actuellement est, lui aussi, régulièrement épinglé pour son tour de vis sur les libertés individuelles. Dans le pays, la liberté d’expression est une gageure. Un simple billet de blog ou une vidéo contraires aux opinions gouvernementales peuvent pour leurs auteurs avoir des conséquences désastreuses. En octobre 2021, l’activiste Ivonne Idamange a été condamnée à 15 ans de prison pour avoir critiqué le gouvernement sur sa chaine YouTube.
Les exactions, les menaces et les détentions arbitraires réservées à quiconque critiquerait le régime – des menaces qu’ont justement fui les demandeurs d’asile dans leur pays respectifs – sont régulièrement dénoncées par les ONG. Selon Lewis Mudge, directeur Afrique centrale pour Human Rights Watch, « des informations crédibles attestent que des agents rwandais ont mené des assassinats d’opposants rwandais à l’étranger », écrit-il sur le site de l’ONG. Et d’après lui, « de nombreux ressortissants du pays », pourtant installés ailleurs, « vivent dans la peur » des représailles du régime. Y compris à l’extérieur des frontières africaines, « en Europe, au Canada, ou en Australie ».
Ces pratiques dictatoriales ont été dénoncées par le Royaume-Uni lui-même lors de la 37e session de l’Examen périodique universel (EPU), un examen régulier et formel du bilan des 193 États membres des Nations unies en matière de droits humains. Londres se dit ainsi « préoccupé par les restrictions persistantes aux droits civils et politiques et à la liberté des médias ». Le document, publié le 25 janvier 2021 , »recommande » même au Rwanda de « mener des enquêtes transparentes, crédibles et indépendantes sur les allégations d’exécutions extrajudiciaires, de décès en détention, de disparitions forcées et de torture ».
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Des observations balayées donc en brèche par le gouvernement un an et demi plus tard, lorsqu’il signe son accord avec Kigali. Sa décision a même fait des émules en Europe : au début du mois, Copenhague et Kigali ont signé une déclaration de coopération bilatérale similaire, sur le transfert les demandeurs d’asile du Danemark au Rwanda. Dans le cadre de l’application de l’accord avec le Royaume-Uni, le Rwanda touchera un premier financement de 120 millions de livres sterling (140 millions d’euros).