À Montreuil, en Seine-Saint-Denis, la plateforme d’urgence 115 reçoit des centaines de demandes d’hébergement par jour, qu’elle ne peut satisfaire. La grande majorité provient de familles à la rue, par des températures désormais hivernales. Acteurs d’un système saturé qu’ils dénoncent, les travailleurs sociaux du 115 se retrouvent « en première ligne » d’une détresse contre laquelle ils ne peuvent rien. Reportage.
Oumar* prend son 57e appel de la journée : « 115 93, bonjour ! » À l’autre bout du fil, M., une demandeuse d’asile de 33 ans, déboutée au mois d’octobre, attend depuis 2 heures et 45 minutes.
« Ça fait presque deux mois que j’appelle tous les jours », lance-t-elle.
« Vous êtes où ? »
« À Montreuil. »
« Où exactement ? »
« À côté du Carrefour, Porte de Montreuil. »
« Madame, ça va la santé ? »
« Non, non. Je ne suis pas bien, je souffre avec le froid. Ma fille a toussé et a eu de la fièvre toute la nuit. »
« Vous êtes partie à l’hôpital ? »
« Oui, Monsieur, aux urgences. »
« Je lance une demande d’hébergement en priorité. »
« Merci. »
« Bon courage Madame. »
« Merci. »
Sur l’écran d’ordinateur d’Oumar, dans ce centre d’appels, quelques lignes lapidaires s’affichent dans le dossier de M. « Dort dans des gares routières », est-il écrit, en commentaire d’une précédente conversation téléphonique puis, quelques jours plus tard : « Nuit dans des bus car ne se sent pas sécurisée dans les gares ». Cette femme et son bébé d’un an n’ont jamais pu bénéficier d’une place d’hébergement malgré des demandes quotidiennes.
Il fut un temps, pas si lointain, où M., femme seule avec un enfant en bas âge, aurait été considérée comme prioritaire dans la liste des personnes à la rue demandant à l’État français un hébergement d’urgence pour quelques nuits. Mais plus maintenant : M. n’est qu’une mère de famille parmi tant d’autres à dormir, faute de mieux, dans les gares ou les services d’urgences des hôpitaux de Seine-Saint-Denis. Dans ce département, le plus pauvre de France, 85 % des demandes d’hébergement enregistrées par le 115 viennent de familles avec enfants. Toutes confondues, ces demandes ont par ailleurs battu un record, lundi 28 novembre : 739 ont été comptabilisées par ce service, et aucune n’a pu être satisfaite.
« De la priorisation dans les priorités »
« Le 115 venait historiquement en aide aux personnes seules à la rue mais, depuis 10 ans, nous assistons à une explosion des demandes provenant de ménages », commente Valérie Puvilland, directrice opérationnelle au sein du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO), dont fait partie le 115, pour la Seine-Saint-Denis. « On est obligé de faire de la priorisation dans les priorités. Maintenant, les situations prioritaires, ce sont les femmes enceintes et celles sortant de la maternité. » Les hommes seuls, bien que majoritaires à la rue, sont devenus des interlocuteurs rares : beaucoup ne prennent plus la peine d’appeler. « Ils savent qu’il n’y a pas de place. »
Les personnes hébergées par le 115 le sont pour des durées extrêmement variables. « C’est censé durer 3 mois mais cela dure parfois 2 ou 3 jours, souligne Valérie Puvilland, après quoi les personnes changent d’hôtels, s’il y a de la place ailleurs, ou retournent à la rue. Certaines familles peuvent changer d’hôtel 30 fois en trois mois et dans toute l’Ile-de-France. »
Si le nombre de places disponibles dans la région a augmenté, passant de 9 000 à 12 000, durant la crise sanitaire, le nombre de personnes à la rue n’a, lui, cessé de grossir, et, désormais, 500 places pourraient prochainement être retirées. L’État entend en effet sortir d’une « gestion au thermomètre » de la crise des personnes sans-abris, en créant des places pérennes. « C’est louable, commente Valérie Puvilland, mais ces places pérennes sont davantage critérisées et exigent la présence d’un travailleur social auprès de la personne demandeuse. Or, il y a une pénurie de travailleurs sociaux. Ce dont nous avons besoin, ce sont de places mobilisables instantanément et sans critère. »
Le 115 ne demande pas de détails sur la situation administrative des personnes, mais les migrants sont très nombreux parmi un « public varié », assure-t-on. Au téléphone, les personnes aux prénoms et noms africains ou arabes sont largement majoritaires. Celles ne parlant pas français ne sont pas rares, non plus. Un service de traduction simultanée en plusieurs langues est d’ailleurs accessible pour les écoutants, qui précisent toutefois qu’il est difficile à enclencher. Oumar, pour sa part, parle arabe et anglais : « Ça peut servir ».
« Cette personne n’aura certainement pas de place non plus ce soir »
« J’aime aider les gens qui sont en difficulté », explique Oumar, écoutant dans ce centre d’appels depuis janvier. « C’est dur parfois. On est en première ligne. C’est stressant. »
La tâche du travailleur social est lourde. Celui qui distribue les « Ne vous découragez pas » et « Il faut patienter » souffle, dépité, sitôt le combiné reposé. « Cette personne n’aura certainement pas de place non plus ce soir », prédit-il. À son échelle, son pouvoir réside dans la classification des situations auxquelles il est confronté : après avoir raccroché, il doit noter, de 5 à 1, l’urgence de la situation des demandeurs. Oumar, comme les autres écoutants que nous avons pu suivre, sélectionne toujours « 1 », le rang le plus élevé. « Ma force, ça se limite à ça. C’est moi qui les ai au téléphone, c’est moi qui connais leur situation mais ce n’est pas moi qui décide. »
Il combat également son sentiment d’impuissance en gardant en ligne quelques secondes de plus ceux qui, assommés par l’attente, semblent s’être endormis, le téléphone à l’oreille, au moment où l’opérateur entame la discussion. « Personne ne répond… », explique Oumar. « Normalement, on doit raccrocher au bout de 30 secondes dans ces cas-là, mais moi je laisse 40-50 secondes. Et j’enregistre leur numéro pour voir si un dossier existe déjà à leur nom, auquel cas je lance une demande de prise en charge de mon propre chef. » Lors d’un des appels, il faut d’ailleurs plus d’une minute avant qu’une petite voix, celle d’un garçon de six ans, ne réagisse en attendant le « bonjour » patient d’Oumar : « Maman ! Le 115 a décroché ! ».
« J’ai la boule au ventre à chaque appel »
Ils sont nombreux parmi cette équipe de seulement 24 salariés, couvrant les 24 heures de la journée, à faire de leur mieux dans ces locaux austères, alors que le système ne permet guère d’espoir.
« Pour moi, c’est très compliqué, très dur de passer d’un appel à un autre. C’est atroce, surtout quand on n’a pas de réponse à apporter. J’ai la boule au ventre à chaque appel », affirme Imane*, 36 ans, régulatrice des équipes mobiles d’aide du 115 93. D’habitude impliquée dans les maraudes, elle aide de manière occasionnelle, depuis 2017, dans ce centre d’appels « en manque d’effectifs ». « On n’a pas le temps, on a peur d’être maltraitants », poursuit-elle. « Les gens au téléphone sont constamment en pleurs, angoissés, stressés. On entend les enfants pleurer derrière. Parfois, ce sont les enfants eux-mêmes qui appellent. Et quand quelqu’un est énervé, c’est la faute au 115, pas à l’État, on prend tout. C’est dur pour les écoutants, il y en a qui se mettent parfois en arrêt maladie »
Ceux qui résistent deviennent des « sortes de coachs » aux pieds et poings liés.
Des heures durant, ils enchaînent les urgences. « Mon fils sort de l’école à 17h, je vais le chercher à l’arrêt de bus et après je l’emmène où ? Je n’ai nulle part où aller », explose une femme, avant d’éclater en sanglots. Une autre appelle pour son mari, exclu du logement qui les a accueillies, elle et leur fille : « Lui dort dans la gare de Sevran. SVP aidez-le. » Un homme, la trentaine, dont la famille vient d’être mise à la porte d’un hôtel, supplie que quelqu’un fasse quelque chose pour ses trois enfants « qui ne vont plus à l’école », avant que la ligne téléphonique ne coupe, en plein milieu d’une phrase. « J’entends », « Courage », répondent, inlassablement, les écoutants, distribuant des adresses d’accueil de jour, dont ils savent qu’elles n’auront pas d’utilité pour la nuit froide à venir.
Comme un couperet, tous les jours, vers 20h, les chiffres des places disponibles dans la région tombent. Pour la journée de jeudi 1er décembre, il y en a eu 11. Les chanceux du jour sont un homme seul, une famille de six personnes et une famille de quatre personnes. Ils pourront dormir au chaud, contrairement aux 487 autres qui ont formulé une demande dans la journée pour le seul département du 93. Parmi elles, on compte 172 familles. Ces chiffres ne comprennent pas les appels auxquels les travailleurs sociaux n’ont pas pu répondre, faute de temps. Ils sont en général de l’ordre de 1 000 par jour.
*Les noms de famille des personnes ne sont pas donnés par souci de confidentialité.