Des milliers d’exilés ont perdu la vie en tentant de rejoindre l’archipel espagnol des Canaries depuis les côtes d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Maroc. L’immensité de cet espace maritime où les bateaux naviguent pendant des jours et, parfois, disparaissent, complique la collecte et l’identification des corps. Pour les familles des disparus, rechercher un proche disparu, récupérer son corps et l’enterrer est quasiment impossible.
Rabillo Diallo et sa famille ne se comprennent plus. Les proches de ce Guinéen de 24 ans veulent tourner la page et entamer leur deuil quand lui croit encore à un miracle : retrouver son jeune cousin Mamadou, 15 ans, présumé disparu en mer au large du Maroc. Fin 2021, l’adolescent et Kandya, un autre cousin de Rabillo, ont décidé de quitter la Guinée pour le Maroc d’où ils devaient embarquer pour l’archipel espagnol des Canaries, à environ 245 km de là.
Les deux adolescents devaient voyager ensemble mais, sur la plage, au moment de monter dans les bateaux, les passeurs les ont placés dans deux embarcations différentes. Kandya est arrivé sur l’île de Tenerife, le 1er décembre 2021, choqué par la traversée éprouvante mais sain et sauf. Mamadou, lui, n’est jamais arrivé.
Depuis, Rabillo Diallo ne pense plus qu’à une chose : retrouver le corps de Mamadou et l’enterrer dignement. Car la disparition du jeune homme lui fait porter le sentiment d’une grande culpabilité. Arrivé au Maroc un mois avant Mamadou et Kandya, il devait partir avec eux vers les Canaries. « Mais à ce moment-là, je n’avais pas assez d’argent. Pour traverser, de Laâyoune aux îles Canaries, ça avoisine les 3 500 euros », explique-t-il. Rabillo Diallo n’a donc pas pu être présent, durant la traversée, aux côtés de son cousin décédé.
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Interroger les passeurs
Vivant sans-papiers au Maroc, le Guinéen n’a pas osé s’adresser aux autorités pour demander de l’aide. Il s’est tourné vers le passeur qui a organisé le départ de ses deux cousins. Selon ce dernier, il y a bien eu un naufrage le 1er décembre et « certains passagers du bateau ont survécu et d’autres sont décédés ». « Avant le naufrage, un jeune était en train de vomir et se sentait mal à cause du mouvement. Le jeune est tombé à l’eau », a également assuré le passeur à Rabillo Diallo. Mais comment être certain qu’il s’agisse de Mamadou ?
Comme Rabillo Diallo, des centaines de familles sont sans nouvelle d’un proche qui a emprunté la route des Canaries. Selon l’ONG Caminando fronteras, 978 personnes ont disparu en cherchant à rejoindre l’Espagne depuis les côtes marocaines et mauritaniennes au cours du seul premier semestre de 2022.
Dans l’immensité de l’espace maritime qui sépare les côtes africaines de l’archipel espagnol des Canaries, si un bateau fait naufrage, la plupart des corps des rescapés ne sont pas retrouvés. Seuls ceux restés sur l’embarcation ou bien qui s’échouent sur les côtes espagnoles ou marocaines peuvent être récupérés.
Mais il n’existe de bureau national de recherche dédié aux personnes exilées dans aucun des deux pays. Alors les familles, désemparées, tâtonnent et se tournent parfois vers les passeurs, sans se rendre compte que leurs informations ne sont pas fiables et risquent de les égarer encore plus.
« J’ai vraiment besoin d’aide »
Alliance Mapegang est Camerounaise. Elle a perdu le sommeil depuis que sa fille, Yameni, partie au Maroc avec un ami en 2020, a cessé de donner signe de vie en janvier dernier. Après un an de travail dans le pays, la jeune femme de 22 ans avait décidé de tenter de rejoindre les Canaries. Son départ était prévu à bord d’un zodiac, le 4 janvier 2022. Mais Yameni est-elle seulement montée dans un bateau ? Son passeur assure que c’est le cas. Mais l’ami de sa fille, qui devait faire le voyage avec elle, a raconté une autre version de l’histoire.
Selon lui, une voiture devait les emmener de Casablanca vers la plage du départ. Mais, en route, le véhicule s’est arrêté, Yameni a dû en sortir et a été emmenée dans une maison « où se trouvaient d’autres jeunes femmes ». Là-bas, on l’aurait forcée à éteindre son téléphone et, depuis, ni son ami, ni sa mère n’ont eu de nouvelles d’elle.
« Je suis dans le doute […] J’ai vraiment besoin d’aide pour retrouver ma fille. J’ai contacté le passeur parce que je ne connais personne au Maroc qui puisse m’aider », confie Alliance Mapegang, rongée d’inquiétude.
Un guide pour les familles
C’est pour venir en aide aux familles, comme celles d’Alliance Mapegang et de Rabillo Diallo, que l’ONG Caminando fronteras a multiplié ces dernières années les initiatives. « Depuis 2007, nous avons un téléphone d’alerte des embarcations en détresse dans la mer. Grâce à cela, on fait de la coordination avec les services de sauvetage. On fait aussi le monitoring de combien de corps sont disparus, combien sont retrouvés. Ça nous permet de donner aux familles des informations que nous avons par rapport à telle ou telle embarcation », explique Helena Maleno Garzon, fondatrice de Caminando fronteras.
Plus récemment, l’ONG a étoffé son dispositif d’aide avec la création d’un numéro d’assistance aux familles en 2020 et d’un Guide pour les familles des victimes de la frontière. « On dirige les familles vers les autorités, parfois on les accompagne même pour déposer plainte auprès de la police. On accompagne aussi les familles pour identifier les corps au Maroc et en Espagne », détaille encore la militante.
Mais les aides gouvernementales, tant marocaines qu’espagnoles, sont encore très insuffisantes. Rabat semble se désintéresser de la question et, en Espagne, l’absence de mécanisme national d’identification des victimes aux frontières rend la prise en charge des familles inégale selon les organismes ou les commissariats. Certains, comme la Croix rouge internationale, font de leur mieux pour assurer un bon accompagnement alors que d’autres tentent parfois de les décourager de porter plainte, affirme Helena Maleno Garzon qui dénonce une « discrimination envers les familles des personnes disparues à la frontière ».
« Une sorte de punition »
Maria Ouko fait partie d’un réseau de soutien aux familles d’exilés disparus sur la route de l’Espagne. Interrogée par InfoMigrants fin 2021, elle estimait, elle aussi, qu’il existait en Espagne « des pressions pour que les corps [des exilés morts en mer] soient enterrés sans identification ». Pour cette Canarienne d’origine installée en France, « il y a une sorte de punition. On ne veut pas faciliter l’identification des corps, ni le rapatriement des enfants dont les familles sont connues pour habiter ailleurs. On veut rendre la situation la plus difficile possible et chercher ainsi à dissuader. »
Maria Ouko met aussi en garde : l’absence d’un organisme officiel dédié à la recherche des exilés disparus en Espagne a permis l’émergence de certaines organisations qui prétendent aider les familles de disparus pour leur extorquer de l’argent.
Jon Iñarritu, député du pays basque espagnol et membre de la formation politique de gauche EH Bildu, peste contre ces organismes qui profitent du malheur des familles. Pour pallier l’absence de mécanisme national de recherche, l’année dernière, lui et ses collègues sont parvenus à faire voter au Parlement espagnol la création d’un « bureau d’enquête pour aider à l’identification des personnes migrantes décédées sur la route ».
Plusieurs solutions sont envisageables, selon Jon Iñarritu, pour faciliter l’identification des personnes disparues. « Il existe en Espagne une institution de recherche des personnes disparues mais elle n’est pas prévue pour les personnes migrantes […] Nous, on dit que peut-être ça pourrait être une bonne idée de donner plus de budget à cet organisme qui est dépendant du ministère de l’Intérieur et aussi d’utiliser tous les réseaux (policiers, de justice) pour pouvoir aider les milliers de personnes qui perdent des proches sur la route de l’Europe », détaille-t-il à InfoMigrants.
Autres piste de réflexion pour le député : le réseau diplomatique espagnol. « L’Espagne pourrait utiliser son réseau diplomatique à l’étranger pour faire le lien avec les familles de disparus et leur faire faire des tests ADN. Ça peut être l’une des voies. » Reste encore au gouvernement espagnol à établir un plan de financement et ainsi donner un peu d’espoir aux familles de disparus. Pour Jon Iñarritu, « c’est une nécessité humanitaire d’aider ces personnes en détresse ».
Pour contacter l’ONG Caminando Fronteras, une liste de contacts figure en dernière page du Guide pour les familles de l’ONG.
Pour contacter le réseau de Maria Ouko, vous pouvez vous rendre sur la page Facebook « Protégeons Les Migrants, Pas Les Frontières« , animée par Hervé Zoumoul.
Avec infomigrants