Dans la nuit de mardi à mercredi, quatre personnes sont mortes après le naufrage de leur embarcation, au milieu de la Manche. Déterminés à atteindre leur but, ni ce drame, ni les dangers liés à la traversée du détroit en hiver ne font douter les migrants du camp de Loon-Plage, près de Dunkerque.
En passant sur la petite route goudronnée qui serpente au milieu des usines de cette zone industrielle près de Dunkerque, on pourrait croire à un terrain vague, à l’abandon. Après plusieurs jours et plusieurs nuits sous des températures négatives, le camp informel de Loon-Plage n’est plus qu’une immense patinoire. Quelques toiles de tentes, écrasées par un vent glacial, se dressent difficilement çà et là. Les caddies qu’utilisent d’ordinaire les migrants pour transporter leurs affaires ou quelques courses sont pris au piège de l’épaisse couche de glace qui s’est formée. Dans la végétation, les rats pullulent. Le silence qui règne ce matin de décembre n’est brisé que par le bruit sourd d’un camion tractopelle qui soulève du sable dans l’usine d’à côté.
Il y a encore une semaine vivaient ici plus de 400 personnes. Mais le terrain, en plein courant d’air, a été déserté par les migrants qui lui préfèrent les petits bois alentours, plus à l’abri. Une centaine d’exilés y survivent encore.
Mais ces derniers jours, beaucoup ont définitivement quitté l’endroit . « Mardi soir, il y avait énormément de monde aux arrêts de bus, des centaines de personnes », atteste Amélie Moyart, coordinatrice d’Utopia56 à Grande-Synthe. C’est depuis ces abribus qui jouxtent le supermarché Auchan, à 20 minutes à pied du camp, que les exilés rejoignent les plages de la région – Ambleteuse, Wimereux, Leffrinckoucke – avant de prendre la mer direction le Royaume-Uni. Rien que dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 décembre, « une dizaine d’embarcations précaires ont tenté la traversée du détroit du Pas-de-Calais », confirme la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord.
Tout au fond du terrain glacé, une silhouette solitaire se déplie près d’une petite tente bleue. Hussain, 17 ans, enfonce son bonnet noir sur sa tête et remonte son cache-nez. Le jeune soudanais, originaire de la région du Darfour, a essayé de gagner l’Angleterre il y a quatre jours, avec 30 autres personnes. « Mais le moteur nous a lâché, on a dû faire demi-tour ». Cela fait six fois que Hussain tente de traverser la Manche, sans succès. À plusieurs reprises, il a aussi essayé de grimper sur des camions. En vain, là aussi. « J’ai tout essayé », souffle-t-il, résigné.
Mardi soir, il est resté au camp de Loon-Plage, mais six de ses amis sont partis. « Deux sont bien arrivés, ils m’ont appelé quand ils sont arrivés à l’hôtel où ils sont hébergés. J’attends encore d’avoir des nouvelles des quatre autres. »
Quatre morts dans le naufrage
Cette nuit-là, un bateau, parti des côtes françaises, a fait naufrage au large de la ville anglaise de Dungeness, à l’ouest de Douvres. D’après les autorités britanniques, quatre personnes sont mortes et 43 ont été secourues, la plupart par un bateau de pêche qui passait par là. Quelques heures plus tôt, à 2h53 heure française, Utopia56 avait reçu un appel d’une embarcation en détresse. « Nous sommes dans un bateau, nous avons un problème. S’il vous plait aidez-nous. Il y a des enfants et des familles dans le bateau. L’eau rentre dans le bateau par l’arrière ».
« S’il est impossible d’affirmer avec certitude que les messages provenaient du bateau naufragé, tous les éléments, que ce soit la localisation des bateaux de secours et les horaires d’intervention, tendent à y faire penser », précise l’association, qui a reçu cinq appels au secours cette même soirée. Et qui n’a, jusqu’ici, pas eu de nouvelles de ces personnes, « certainement des exilés du camp de Loon-Plage », pense Amélie Moyart. « Car le numéro qu’ils avaient sur eux, et qu’ils ont contacté, est celui que l’on distribue dans ce lieu de vie ».
Hussain est au courant pour le naufrage. « Mais de toute façon, ici, soit on meurt de froid dans le camp, soit on meurt noyé dans la mer », commente-t-il.
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Traverser la Manche en hiver est très risqué : la température de l’eau n’excédant pas 10 degrés, la durée de survie d’un naufragé dans la mer est réduite à moins de deux heures, selon la préfecture maritime. Pourtant, l’hiver dernier et celui-ci surtout, « il y a eu autant de tentatives qu’à n’importe quelle période de l’année », assure un policier en patrouille sur la plage de Leffrinckoucke, près de Dunkerque. « Certains jours, même quand il fait très froid comme aujourd’hui, il y a six, sept départs. C’est totalement inédit. Mais qu’est-ce que vous voulez faire ? ajoute-t-il. Ces personnes ont parcouru des milliers et des milliers de kilomètres et, en arrivant ici, il leur en reste une petite trentaine. Et nous, on leur dit que ce n’est pas possible ? « .
« La surveillance policière n’entame pas la détermination des exilés », confirme Amélie Moyart. « La traversée de la Manche, c’est la dernière étape. Même terrifiés, même dans le froid, ils prendront la mer. Et tant qu’il n’y aura pas d’accueil digne en France, et des routes sécurisées vers le Royaume-Uni, il y aura des drames ».
Le 24 novembre 2021, 27 personnes avaient péri, noyées dans la Manche, après un naufrage. Suite à ce drame, autorités françaises comme britanniques s’étaient entendues pour durcir davantage la frontière, avec le déploiement d’effectifs policiers supplémentaires le long de la côte. Un an plus tard, ces mesures sonnent comme un aveu d’échec pour Londres et Paris. Depuis le début de l’année, plus de 44 000 migrants sont arrivés au Royaume-Uni après avoir traversé la Manche à bord de petites embarcations depuis les côtes françaises. Un record.
« Ils ont peur pour moi »
Parti d’Afghanistan, passé par la route des Balkans, Ismat, 16 ans, ne renoncera pas lui non plus. « Quand ils ont appris pour le naufrage, mon père, qui vit en Iran, et ma cousine, au Royaume-Uni, m’ont appelé. Ils m’ont dit : ‘Ne fais pas ça, c’est trop dangereux’, ils ont peur pour moi. Mais je le ferai quand même ». L’adolescent dort à Loon-Plage depuis cinq jours. Pas sur le terrain déserté mais aux alentours, sans tente, aux côtés d’une dizaine d’autres exilés afghans. Toutes ses affaires sont rassemblées dans un sac poubelle, rempli presque entièrement, qu’il tient du bout des doigts. Ce matin, il est venu se réchauffer avec une centaine d’autres personnes à l’écart du camp, dans les bois, où la Croix-Rouge et d’autres associations sont présentes pour la journée.
Comme la plupart des autres migrants, Ismat n’a pas l’intention de s’attarder ici. « Avant de prendre la mer, j’avais un peu peur. Mais depuis que j’ai essayé, une fois, que j’ai vu ce que c’était, ça va mieux. Je suis sûr que je peux y arriver », avance-t-il, en ne laissant jamais s’éteindre son sourire. Sur ses joues rosies par le froid, quelques cicatrices se mêlent à ses taches de rousseur, au-dessus d’un léger duvet de barbe rousse.
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Le Royaume-Uni n’était pas la destination première de Shamsul, 34 ans, un autre migrant afghan installé à Loon-Plage depuis deux semaines. Après avoir quitté son pays pour la Russie en juin 2021, cet ancien ingénieur en télécoms s’est installé en Pologne, où il a vécu et travaillé 17 mois. « J’avais commencé à me reconstruire, je m’étais fait des amis. Mais ma demande d’asile a été refusée ».
Écœuré, Shamsul est parti pour la France, où il a voulu rester. « Encore une fois, on m’a dit non. Comme j’étais enregistré en Pologne, je suis sous protocole Dublin, donc impossible pour moi de demander l’asile ailleurs. Et là, la seule échappatoire qui s’est offerte à moi, ça a été le Royaume-Uni ». De l’autre côté de la Manche, Shamsul ne connaît personne. Mais il trouvera du travail « facilement », croit-il. « Et peut-être que là-bas, on me respectera enfin. »
Le chemin pour y aller est « dangereux, je sais, ce nouveau naufrage le prouve. Mais je suis prêt à prendre ce risque », affirme-t-il en serrant fort le sac plastique où est rangé son sac de couchage kaki. Plus que des dangers de la traversée, c’est « l’après » qui tracasse Shamsul. « J’ai entendu des choses. Il paraît que tous les migrants vont être envoyés au Rwanda, c’est vrai ? Comment je vais faire, moi, si on me déporte là-bas ? Je n’aurai plus d’argent pour revenir », s’inquiète-t-il.
« On m’a dit aussi qu’à partir de 2023, tous les exilés venus par la Manche seraient renvoyés [cette information vaut, en partie, pour les migrants albanais : le gouvernement britannique a annoncé expulser, dans les mois qui viennent, des « milliers » d’Albanais arrivés illégalement sur le territoire ndlr]. Si c’est vrai, je n’ai vraiment plus le choix. Il faut que je me dépêche de prendre la mer ».
Avec infomigrants