Leprince a fui le Cameroun précipitamment pour Chypre, où il a débarqué en avion en 2019. Depuis, il y a fondé une famille, mais les conditions de vie réservées aux demandeurs d’asile sur l’île rendent leur quotidien très difficile. Le jeune Camerounais reconnaît, parfois, « être au bord du suicide ».
Leprince, 28 ans, vit à Nicosie avec sa femme et ses trois enfants – deux filles et un garçon. À Chypre, cet ancien humanitaire au Cameroun pensait pouvoir construire une vie paisible, loin des menaces et des persécutions dont il était victime dans son pays d’origine. Son quotidien sur cette île, membre de l’Union européenne (UE), est pourtant « un combat de tous les jours ».
« Je suis arrivé seul à Chypre le 12 avril 2019, par le nord de l’île. J’ai passé quelques temps chez un ami à Nicosie, c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Farah*. Elle a quitté la Somalie il y a huit ans pour venir vivre ici, avec sa petite fille et elle a obtenu le statut de réfugiée. On est tout de suite tombés amoureux.
Après, comme tous les migrants, je suis allé dans le centre de Pournara, pour déposer ma demande d’asile. Elle venait me rendre visite à l’extérieur. C’était très difficile là-bas. Quand elle était là, beaucoup d’exilés la suppliaient de les aider. À ma sortie, je suis allé vivre avec elle et sa petite. C’était ma nouvelle famille, je me disais que j’allais pouvoir prendre soin d’elles. Mais gagner sa vie, ici, c’est presque impossible. On te fait des faux contrats, on abuse de toi, on te paye peu.
Je parle français et anglais, et j’ai fait des études, alors j’ai proposé ma candidature dans une entreprise de communication. J’y croyais car j’avais vraiment le profil. Ils avaient des clients francophones alors je me suis dit que j’allais leur être utile. Mais ils n’ont pas voulu m’engager car j’étais demandeur d’asile. J’étais tellement déçu.
Tout demandeur d’asile est autorisé à travailler en attendant le traitement de son dossier, un mois après son dépôt. En revanche, les secteurs d’activité sont délimités par la loi chypriote : les demandeurs d’asile sont autorisés à travailler dans l’agriculture, la gestion des déchets, l’automobile (en tant qu’employé dans les garages ou les stations de lavage de voitures), les prestations de service (ménage et livraison de nourriture, notamment), ainsi que dans les infrastructures liées au tourisme.
Il me fallait vraiment ce travail car à ce moment-là, on était à la rue. Les allocations réservées aux demandeurs d’asile [261 euros par mois], je ne les ai reçues que trois fois en trois ans. On essayait toujours de trouver un toit pour ma femme et sa petite fille chez des gens, des connaissances. Moi, je passais la nuit dehors. On a vécu comme ça deux mois et demi.
Pendant tout ce temps-là, je n’avais aucune nouvelle de mon dossier. Mon premier entretien, je l’ai passé en octobre 2021. Et puis plus rien.
Alors que le gouvernement chypriote tente de ramener le temps de la procédure d’asile à deux mois maximum, celle-ci prend en réalité entre trois à cinq ans.
« Je suis coincé sur cette île »
Avec Farah, on s’est mariés le 22 juillet 2021. On a eu un autre enfant le 11 novembre de cette année-là. Je suis heureux d’avoir ma famille mais c’est aussi très stressant car il faut faire vivre tout le monde. Depuis un an, je suis aide cuisinier dans un restaurant à Nicosie. Je gagne entre 750 et 800 euros par mois. C’est notre seule rentrée d’argent. Ma femme devrait toucher des aides car elle est réfugiée, mais comme pour les allocations aux demandeurs d’asile, ça ne fonctionne pas. On attend.
Souvent, l’église catholique de la ville nous donne de la nourriture et des vêtements. On nous distribue aussi des coupons de 50 euros. On essaye de survivre avec ça. Et puis, Farah a accouché de notre troisième enfant, le 8 décembre. Je suis heureux, mais ce n’était pas ce qu’on voulait. Ça m’angoisse énormément. Comment est-ce qu’on va faire ? Je suis même prêt à ce qu’elle et les enfants aillent vivre ailleurs, pour leur bien, dans un pays où ils pourront avoir une bonne éducation et s’épanouir. Moi, je resterai seul ici, ce n’est pas grave.
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Je suis très déçu de ma vie ici, car en quittant le Cameroun, je pensais que ça irait beaucoup mieux. Je suis parti car j’étais menacé là-bas. Je travaillais pour une ONG qui aidait les gens dans la zone anglophone. Quand j’avais 14 ans, mon père a été assassiné d’une balle dans le dos. Ça m’a marqué à vie. Adulte, j’ai subi des pressions, on m’a arrêté, battu avec une arme sur la tête. Depuis, j’ai une cicatrice sur le front. Cette dernière agression a été celle de trop. Je suis allé à l’aéroport de Douala et j’ai pris l’avion.
Depuis octobre 2017, un conflit meurtrier se joue dans les deux régions de la zone anglophone du Cameroun, au Nord-Ouest et au Sud-Ouest, opposant l’armée et les forces séparatistes. Selon Human Rights Watch, il a déjà causé la mort de plus de 4 000 civils et le déplacement de plus de 712 000 personnes à l’intérieur des régions anglophones.
Chypre, c’était le moyen le plus rapide de sortir du pays. Comme une sortie de secours. Mais finalement, je suis coincé sur cette île.
« Je pleure souvent »
J’ai organisé une marche, le 27 octobre pour protester contre les conditions de vie des migrants sur l’île. J’ai fait un courrier en anglais au HCR [Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU] pour leur dire que nous avions des droits et qu’ils devaient être respectés. Ils ne nous ont pas répondu.
Tout cela est usant. Parfois, j’ai l’impression que c’est plus dur ici qu’au Cameroun. C’est comme si tous nos efforts étaient à chaque fois réduits à néant. Je me donne corps et âme et ça ne sert à rien. Pourtant, je suis de nature courageuse, mais j’avoue que je pleure souvent. Ma femme me soutient. Si elle n’était pas là … Il y a des jours où suis au bord du suicide.
Si j’avais le statut de réfugié, ça irait mieux. Je pourrais prendre soin de nos enfants. Mais ce dernier espoir s’est envolé le 21 décembre. J’ai reçu une réponse des services de l’immigration : on m’a rejeté. Je suis complètement dépassé et ma femme est à bout. Aujourd’hui, elle est même prête à me quitter. J’ai échoué, je ne peux même pas offrir une vie normale à ma famille.
Ghislain a fait appel de cette décision. Il attend la réponse des autorités chypriotes, fixée au 27 janvier 2023.
*Le prénom a été modifié
Avec infomigrants