Abdul Karim, 26 ans, a fui les violences de la Sierra Leone, en août 2022, en compagnie de sa belle-sœur, Mariama, 25 ans, et du bébé de cette dernière, Zainab. Tous les trois ont embarqué le 8 décembre depuis les côtes turques à bord d’un canot pneumatique en direction de la Grèce. Mais arrivés aux abords de Lesbos, Zainab est tombée à l’eau. Son corps sera retrouvé une dizaine de jours plus tard. Témoignage.
Quand InfoMigrants a rencontré Abdul Karim dans le camp de migrants de Mavrovouni, sur l’île grecque de Lesbos, à la mi-janvier, il se tenait à l’écart d’un groupe d’exilés, casque sur les oreilles, plongé dans sa musique « pour ne penser à rien ». Ce Sierra-Léonais de 26 ans, qui a fui les violences dans son pays, était arrivé en Grèce un mois auparavant à l’issue d’une traversée de la mer Égée qui a coûté la vie à sa nièce âgée de 9 mois.
La mère du bébé, qui a été perdu en mer, vit toujours dans le camp, traumatisée. Abdul, lui, a depuis été transféré par les autorités sur le continent dans un centre pour demandeurs d’asile de la ville de Ioannina, dans l’ouest de la Grèce. Première étape, il l’espère, d’une vie meilleure. Pour InfoMigrants, il revient sur leur parcours.
« J’ai quitté la Sierra Leone au mois d’août 2022. J’étais un membre du parti APC [All People’s Congress, le principal parti politique d’opposition dans le pays, ndlr]. Je gagnais de l’argent en organisant des événements et des activités pour le parti. Mes parents, mon frère et le reste de ma famille vivent tous dans la province de Makeni (dans le centre du pays), moi j’étais le seul à être parti à la capitale, Freetown. J’étais le seul qui travaillait.
Au début du mois d’août, Mariama, la femme de mon frère, est venue vivre avec moi avec sa fille, Zainab, âgée alors de 5 mois. Le bébé avait des problèmes au cœur et avait besoin de traitements (que Mariama ne pouvait se procurer dans la province de Makeni). Quelques jours plus tard, le 10 août, les incidents ont commencé.
Ce jour-là, des manifestations contre la vie chère ont tourné à l’émeute en Sierra Leone, un des pays les moins développés au monde alors même que son sol regorge de diamants. Deux policiers ont été « frappés à mort par les manifestants » dans l’est de la capitale, avait indiqué le jour même un porte-parole de la police. Plusieurs manifestants ont également affirmé que les forces de sécurité avaient tiré à balles réelles.
Le pays s’est soulevé. La police a tiré sur des civils, les civils se sont battus, ont brûlé des stations service… Des amis à moi ont perdu la vie. Moi, j’étais connu comme membre de l’opposition et la police me recherchait. J’ai décidé de partir pour trouver un endroit où je pourrais avoir de la sécurité et de la tranquillité d’esprit. Ma belle-sœur et ma nièce sont venues avec moi.
Une semaine pour quitter la Turquie
On est partis le 13 août. On est passé par la Guinée puis par d’autres pays (en étant aidés par un passeur, ndlr) mais je ne me souviens pas des détails. J’étais dans un état de confusion, je ne savais pas où j’étais. Nous avons voyagé en voiture, puis nous avons pris un avion et nous sommes arrivés en Turquie fin octobre.
En Turquie, nous avons été arrêtés car nous n’avions pas de papiers sur nous. On a été menés dans un commissariat de police, puis dans une prison pour migrants. C’était un centre de rétention avant expulsion. Après plusieurs jours, on nous a fait passer un entretien. J’ai expliqué la situation de ma nièce, je leur ai tout raconté, j’ai demandé à ce qu’ils nous laissent partir pour le bébé, ils ont dit non. Finalement, le responsable des lieux nous a donné une semaine pour quitter la Turquie.
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Une fois libéré, j’ai pris contact avec un Somalien que j’avais rencontré en prison. Il m’avait raconté qu’il prévoyait de traverser la mer pour aller en Grèce. Je n’avais pas d’idée précise sur ce que je voulais faire à part être dans un lieu sûr. Je me suis dit que c’était une opportunité. On a donc pris la mer le 8 décembre.
C’était ma première fois sur l’eau. Nous étions 43 personnes à bord d’un canot pneumatique. C’était la nuit. On a navigué pendant six ou sept heures et on est arrivé près des côtes grecques (à Lesbos, ndlr). On a commencé à chercher un endroit où débarquer mais la mer était très agitée, il y avait beaucoup de houle. Notre bateau n’était pas assez solide, c’était très dangereux. Les gens ont commencé à sauter du bateau. Nous étions très près de rochers, j’ai réussi à sauter depuis le bateau sur ces rochers. Puis le bateau s’est retourné.
« Abdul, j’ai perdu le bébé »
Ma belle-sœur et le bébé sont tombées à l’eau et Zainab a glissé des bras de sa mère. Ma belle-sœur a crié : ‘Abdul, j’ai perdu le bébé’. J’ai pu attraper la main de ma belle-sœur et la sortir de l’eau. Mais je ne sais pas nager. On n’a pas retrouvé le bébé.
Je n’ai pas les mots pour vous expliquer comment je me suis senti à ce moment-là, c’était trop terrible.
Le 21 décembre, soit 12 jours après le naufrage, la police portuaire de Lesbos a indiqué avoir retrouvé le corps d’un bébé « en décomposition avancée » sur la côte sud de cette île grecque de la mer Égée. Le corps a été transféré dans l’hôpital de Mytilène où une autopsie a été effectuée. Le bébé a été identifié comme étant Zainab.
Zainab était potelée, adorable, très joyeuse. Elle était belle et avait beaucoup de cheveux.
Je parle tous les jours avec Mariama. Elle est dévastée. Elle est toujours à Lesbos. À cause du traumatisme qu’elle a vécu, elle a mis du temps à entamer sa procédure de demande d’asile.
Elle a prévenu mon frère du décès de Zainab dès notre arrivée à Lesbos. Au téléphone, mon frère ne pouvait plus rien dire, il était en état de choc. Puis il s’est mis à pleurer.
Zainab a été enterrée dans un cimetière de Mytilène (chef-lieu de Lesbos). Des employés des ONG Eurorelief et Médecins sans frontières étaient présents à la cérémonie. Il y avait des fleurs et des photos d’elle. »