Depuis l’évacuation d’un squat la semaine dernière à Bruxelles, 250 demandeurs d’asile sans abri survivent dans un camp de fortune, en face de Fedasil, l’agence en charge de leur hébergement. Ultime illustration de la crise de l’accueil dans laquelle le pays ne cesse de s’enliser depuis un an et demi.
Les grandes portes vitrées sont encore fermées mais Charles* patiente déjà depuis quarante minutes. Ce matin du 23 février, cet exilé camerounais doit passer un entretien à l’Office des étrangers, boulevard Pacheco, dans le nord de Bruxelles. L’heure du rendez-vous est inscrite à la main et soulignée deux fois sur un document tamponné de l’institution. En Belgique depuis deux semaines, sa demande d’asile est en cours. Et en attendant, il est hébergé avec sa femme et ses deux enfants dans un centre dédié à Liège, à une centaine de kilomètres de la capitale. « On est bien là-bas, on peut se faire à manger, on se repose, souffle-t-il. Cela fait du bien à mon épouse ». Violée dans un centre de détention en Libye où elle est restée enfermée trois mois, la femme de Charles, depuis son arrivée à Liège, « a moins de pensées noires, même si ça tourne toujours dans sa tête ».
La petite famille a eu de la chance. Car depuis bientôt un an et demi, la Belgique est incapable d’absorber dans son réseau d’accueil la totalité des demandeurs d’asile. Au plus fort de la crise, en octobre 2022, des femmes et des enfants ont été contraints de dormir dehors. Fedasil, l’agence fédérale en charge de leur hébergement, les accueille de nouveau depuis décembre, mais les hommes seuls, eux, trouvent systématiquement portes closes.
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« En ce moment, 150 personnes en moyenne se présentent chaque jour à l’Office des étrangers pour y déposer une demande d’asile« , indique Benoît Mansy, porte-parole de l’institution. Tous sont enregistrés et reçoivent « l’annexe 26 », un document attestant que la procédure d’asile est bien lancée. « Les femmes et les enfants sont ensuite transférés dans l’un de nos centres, mais pour les hommes seuls, il n’y a pas de solutions. Alors on leur dit qu’il n’y a pas de places, qu’il faut s’inscrire sur la liste d’attente. »
« Je me retrouve dehors, sous 3 degrés »
Leur annexe 26 sous le bras, les demandeurs d’asile se retrouvent à la rue. Ces derniers mois, entre 300 et 1 000 personnes avaient trouvé refuge dans un bâtiment abandonné situé 48 rue du Palais, dans le quartier de Schaerbeek. Mais depuis son évacuation le 14 février, 250 de ses anciens occupants – qui n’ont pas été relogés par les autorités – dorment sous des tentes installées en face du Petit-Château, siège de Fedasil. Sur le quai du canal qui sépare Bruxelles-Midi de la commune de Molenbeek, les toiles recouvertes de bâches s’alignent les unes après les autres.
Richard, un exilé burundais de 21 ans, se tient devant la sienne et sirote un café fumant. Arrivé dans le pays il y a quatre mois par la route des Balkans, le jeune homme confie sa déception. « J’ai traversé toute l’Europe pour venir jusqu’ici. Depuis mon départ du Burundi, la destination finale, c’était la Belgique. Et je me retrouve dehors, sous 3 degrés. Heureusement que les habitants et les associations sont là. Ce sont eux qui m’ont donné tout ça », affirme-t-il, en pointant tour à tour son bonnet noir, sa fine doudoune bleue, ses gants et la couverture qui dépasse de sa tente.
« Si ces gens n’étaient pas là, on n’aurait rien », confirme Gaël. Originaire de Daloa, en Côte d’Ivoire, le jeune homme de 25 ans admet être « très déçu ». « On m’avait dit qu’en Belgique, on respectait les droits de l’Homme. » Depuis son arrivée à Bruxelles le 17 décembre, il n’a dormi qu’une semaine à l’abri, dans un centre du Samu Social. Depuis, il a partagé ses nuits entre un couloir de la gare du Midi, le squat du Palais et la rue. « La route pour venir jusqu’ici [Gaël a survécu à un naufrage au large de Lampedusa ndlr] m’a vraiment fatigué. Depuis que je suis là, je me sens mal, j’ai la tête pleine. J’ai vraiment besoin de bien dormir pour aller mieux, et penser à mon avenir. Ici, c’est impossible ».
Sur le trottoir qui jouxte le quai, un ballet ininterrompu de voitures stationnent quelques minutes, le temps de décharger du thé, du café, des couvertures ou de la nourriture. Ce jour-là, à l’heure du déjeuner, Amal s’apprête à distribuer des spaghettis bolognaise maison. « On est venu entre copines », lâche-t-elle, en portant à bout de bras une cagette remplie de petites barquettes. C’est grâce à elles que Alimou peut manger aujourd’hui. Le demandeur d’asile guinéen compte cinq mois en Belgique, et tout autant à la rue. « Chez moi, j’étais vraiment en danger, je suis parti dans l’urgence, raconte cet opposant politique passé par la prison. En Europe, j’ai cru qu’on allait prendre soin de moi. Je me suis trompé ».
« Il faut une solution politique »
Pour le gouvernement, cette crise s’explique principalement par l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile ces deux dernières années. « Ce flux pèse de manière disproportionnée sur notre pays », s’est défendue la secrétaire d’État à la Migration Nicole De Moor, dans une interview au media VRT. En 2022, le pays européen a connu une hausse record de 40 % du nombre de demandeurs d’asile, avec 36 871 dossiers déposés, pour 34 000 places d’hébergement. Et en 2021, 25 971 personnes avaient introduit une demande, contre 16 910 en 2020, année du début de la pandémie de Covid-19.
Ce n’est pourtant pas la première fois que la Belgique est confrontée à un grand nombre de demandes. En 2015, 44 760 personnes avaient constitué un dossier pour obtenir une protection. Le réseau d’accueil avait été sous tension, mais les exilés avaient été tout même, en très grande majorité, hébergés. « Oui, c’est vrai qu’à cette époque il y avait plus d’arrivées qu’aujourd’hui et cela avait été bien géré, admet Benoît Mansy. Mais le contexte n’était pas le même : l’opinion publique était plus soucieuse du sort des réfugiés, donc les pouvoirs locaux faisaient en sorte d’aller dans ce sens en ouvrant des places où ils pouvaient. Les dossiers étaient aussi traités plus rapidement ».
Depuis, nombre des hébergements utilisés en 2015 et 2016 ont fermé. Surtout, la durée de traitement des demandes d’asile est plus longue : 15 mois en moyenne. À cause de ce laps de temps, « il y a davantage de personnes en attente de place que de personnes qui sortent du réseau », explique le porte-parole de Fedasil. Dans ce contexte, la création de places supplémentaires pour demandeurs d’asile – 4 000 places ont été créées en 2022 et presque 500 depuis le 1er janvier 2023 – « n’est pas la solution idéale, pense-t-il. Pour arrêter de courir après les évènements et d’agir dans l’urgence et la précipitation, ce qu’il faut, c’est une solution politique ».
« Bien sûr, c’est important de libérer des places, mais ça ne règlera pas le problème, abonde Mehdi Kassou, de la Plateforme citoyenne d’aide aux réfugiés. Le bouchon, il est à la sortie. Il faut des mesures d’envergure, comme par exemple l’octroi d’une protection automatique aux exilés afghans, syriens et érythréens, similaire à la protection temporaire accordée aux Ukrainiens. Ces nationalités représentent 95 % des demandeurs d’asile. Ce qui est certain, c’est que tant qu’il n’y aura pas de réforme structurelle de la part du gouvernement fédéral, il y aura toujours des gens à la rue ».
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Avec, pour les exilés, des conséquences graves pour leur santé. Entre octobre 2022 et janvier 2023, la clinique mobile de Médecins sans frontières (MSF), postée en face du squat de la rue du Palais, a observé 147 cas de diphtérie, une maladie respiratoire contagieuse qui sans traitement, peut conduire à la mort. Les pathologies psychologiques sont aussi nombreuses. « Au syndrome post traumatique de l’exil s’ajoute le choc de devoir dormir dehors, déplore David Vogel, responsable plaidoyer pour MSF Belgique. Quand vous vous retrouvez à dormir à la gare avec un couteau sous votre oreiller, cela laisse des traces. Ces derniers mois, nous avons constaté une augmentation des pensées suicidaires chez les demandeurs d’asile, et même, des passages à l’acte ».
Dans le camp de fortune du Petit-Château, Richard reconnaît « parfois se sentir très mal ». « Mais je me force à être positif, glisse-t-il dans un sourire. Je ne peux pas tout le temps être triste. Sinon, je deviens fou ».
Avec infomigrants