Le président tunisien Kaïs Saïed a tenu, mardi dernier, des propos très durs ciblant les migrants subsahariens de Tunisie. Un discours xénophobe dans la droite ligne de la rhétorique anti-étranger régulièrement tenue par le chef de l’État, et qui vise à détourner l’opinion publique de la situation économique du pays.
« L’un de nos membres – un Malien – a été attaqué, mercredi, vers 2 heures, par des jeunes Tunisiens à son domicile, à Tunis […] Un autre a été jeté du premier étage de son bâtiment par son bailleur », rapporte un responsable de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) à InfoMigrants. Depuis les propos tenus par le président Kaïs Saïed, mardi 21 février, les cas d’agressions physiques et verbales envers les personnes noires vivant en Tunisie se multiplient.
Le discours du président, accusant les migrants subsahariens d’être à l’origine de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », a provoqué une vague d’indignation parmi les ONG et les militants des droits humains. Mais ce discours ne sort pas de nulle part, rappelle Vincent Geisser, chercheur au CNRS spécialiste de la Tunisie. « Kaïs Saïed a un discours fondé sur la dénonciation d’une intrusion étrangère dans la société tunisienne. Il accuse l’opposition d’être entre les mains de l’étranger et les ONG d’œuvrer pour des intérêts étrangers », souligne-t-il.
Discours identitaire
« Il existe aussi chez lui un discours identitaire basé sur la notion de la pureté de l’identité tunisienne comme pays arabo-islamique, avec l’idée qu’il faut revenir aux vraies valeurs », précise le chercheur.
Le président a soutenu, le 21 février, que l’immigration clandestine en Tunisie relevait d’une « entreprise criminelle (…) visant à changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ». Une référence à la théorie conspirationniste du grand remplacement, créée par Renaud Camus et régulièrement utilisée par l’extrême droite française.
Par cette prise de parole, la Tunisie est passée, en quelques heures, « d’un racisme de groupe sur les réseaux sociaux à un racisme d’État », analyse de son côté Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
Masquer la crise
Selon le militant, Kaïs Saïed cherche à créer « un nouvel ennemi pour les Tunisiens » afin d’éviter d’être désigné comme responsable de la grave crise économique que traverse le pays.
« Depuis 2021, et même avant, la Tunisie s’enfonce dans une crise sociale et économique profonde, avec même des pénuries de produits essentiels comme le lait ou le café. La dénonciation de l’étranger sert aussi à masquer ça », abonde Vincent Geisser. « Dans ce contexte, le maillon faible, c’est les migrants subsahariens », souvent accusés de prendre les emplois des Tunisiens.
Pourtant, la crise économique en Tunisie est telle qu’elle touche aussi bien les jeunes Tunisiens que les Subsahariens. Les départs illégaux vers l’Italie sont au plus haut depuis un an et la Tunisie a le plus grand mal à donner des gages de son action pour contenir cette immigration vers l’Europe à ses partenaires européens. L’hostilité affichée du chef de l’État envers les migrants en situation irrégulière pourrait aussi être un moyen de tenter d’affermir sa position sur la question.
Hypocrisie
Les étudiants africains figurent parmi les personnes visées par les propos du président. Aussi, l’AESAT leur a vivement recommandé de rester chez eux.
L’organisation dénonce l’hypocrisie des autorités sur la présence de migrants sans-papiers dans le pays. « Oui, certains étudiants sont en situation irrégulière en Tunisie mais il est très difficile d’obtenir le titre de séjour ici », explique un membre de la cellule de crise ouverte après le discours du président.
« Pour obtenir un titre de séjour étudiant, il faut trois documents : une attestation d’inscription à l’université, une attestation de paiement de l’année universitaire et un contrat de bail. Mais les bailleurs refusent souvent de donner ce document parce qu’ils ne veulent pas payer de taxes sur les revenus de la location », détaille cette source qui a souhaité rester anonyme. « Même quand on va au poste de police avec tous les documents nécessaires pour demander les titres de séjour, il y a des actes de racisme intolérables ».
« Main d’œuvre moins chère »
Vincent Geisser souligne, de son côté, l’intérêt qu’ont de nombreux patrons à maintenir les migrants dans une situation irrégulière « pour les exploiter ». « En Tunisie, le secteur informel représente 30 % de l’emploi des Tunisiens. C’est encore plus chez les Subsahariens. Et des acteurs convergent pour que perdure ce système […] qui leur permet de payer la main d’œuvre moins chère », souligne-t-il.
L’économie informelle tunisienne pourrait donc pâtir à court terme de la vague d’hostilités visant les personnes originaires d’Afrique subsaharienne. Beaucoup ont déjà choisi de quitter le pays.
L’ambassade de Côte d’Ivoire a lancé une campagne de recensement de ses ressortissants souhaitant rentrer au pays. L’ambassade du Mali propose également à ses ressortissants de s’inscrire pour un « retour volontaire ». L’ambassade du Cameroun a, elle aussi, indiqué, dans un communiqué, que ses ressortissants pouvaient se « rapprocher de la chancellerie pour tout besoin d’information ou procédure dans le cadre d’un retour volontaire ».
Avec infomigrants