Depuis plusieurs jours, des migrants d’Afrique subsaharienne sont victimes de violences en Tunisie, notamment dans la ville de Sfax. Des dizaines d’entre eux, dont des femmes et des enfants, sont raflés par les autorités, parqués dans des bus et abandonnés dans le désert à la frontière libyenne – et algérienne – sans eau, sans nourriture et sans possibilité de revenir. InfoMigrants a pu entrer en contact avec certains d’entre eux.
Au téléphone, la voix est forte, le ton, ferme. « Il faut venir maintenant ! Nous allons mourir. Il fait 40 degrés, et nous n’avons pas une goutte d’eau ». Kelvin est un sans-papier nigérian. Mardi 11 juillet, il affirme avoir été raflé à Sfax, dans le centre-est de la Tunisie, forcé de monter dans un « grand bus » affrété par les autorités tunisiennes, et lâché dans le désert avec « au moins 150 personnes ».
Sur les vidéos envoyées par Kelvin, des femmes, et même des bébés sont visibles au milieu du désert. On y devine une chaleur intense sous un soleil de plomb. Selon les cordonnées GPS envoyées par le migrant, le groupe se trouve vers Ras Jdir, sur la frontière tuniso-libyenne, côté libyen.
« Il y a des femmes enceintes aussi, quelques enfants », continue le Nigérian qui ne comprend toujours pas ce qui lui est arrivé. « On est là, peut-être en Libye, je ne sais pas. En tous cas, des gardes libyens nous venus [mardi] dans l’après-midi, ils nous ont recensés, ils nous ont donné un peu d’eau et des biscuits puis ils sont repartis ». Quelques petites bouteilles, vidées en quelques minutes. Depuis, Kelvin n’a pas rebu. Une nuit a passé et le groupe attend toujours de l’aide. « Nous allons mourir de soif. Il fait trop chaud pour supporter tout ça. Pourquoi les ONG ne viennent pas ? »
« Le Croissant-Rouge tunisien ne peut pas les ravitailler »
Contacté par InfoMigrants, le collectif Alarm phone qui vient en aide aux migrants, a lui aussi pu localiser le groupe de Kelvin et avertir les ONG présentes dans la zone tampon. Mais aucune d’entre elles n’a accès à Kelvin, qui se trouve côté libyen. « Nous pensons qu’il y a plusieurs petits groupes répartis dans la même zone dans le désert », explique une de ses membres jointe par InfoMigrants. « Le Croissant-Rouge tunisien ne peut pas les ravitailler, ils n’ont pas d’autorisation d’accès sur le territoire libyen ».
Ce n’est pas la première fois que les autorités tunisiennes sont accusées par les migrants et les associations de rafler les Noirs – dans Sfax et dans les villes alentours – pour les abandonner ensuite dans le désert sans aucune ressource. Plusieurs centaines d’entre eux avaient déjà été conduits à Ras Jedir, à la frontière tuniso-libyenne, la semaine dernière. Mais suite à un tollé médiatique et aux vidéos circulant sur les réseaux sociaux, les exilés avaient finalement pu être ramenés en Tunisie et hébergés à Médenine, Tataouine et Ben Guerdane.
Selon le récit de Kelvin, les autorités tunisiennes se débrouillent pour déposer les migrants raflés encore plus loin, dans des zones non accessibles aux médias et aux ONG.
Sur d’autres vidéos envoyées mercredi matin par Kelvin, un autre homme du groupe, un Sierra-Léonais, quémande aussi de l’aide. A l’abri du soleil, à genoux, il demande lui aussi de l’aide. « On est en train de souffrir. Depuis hier, on n’a pas mangé », raconte-t-il en prenant son visage dans ses mains. « On va mourir ici. Aidez-nous ».
« Nos portables bientôt off, on sera seuls après »
Comble du désespoir, Kelvin et son groupe ne pourront bientôt plus communiquer avec les ONG par téléphone. Les batteries de leurs téléphones portables sont presque vides. Alarm phone avait déjà perdu le contact avec d’autres exilés abandonnés du côté du désert algérien. Leurs téléphones s’étaient probablement déchargés aussi. C’est donc une course contre la montre qui se joue dans le désert. « Nous n’avons que deux portables dans le groupe », explique Kelvin. « Ils vont bientôt être off. On sera tout seuls après, sans aucun recours ».
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Selon Alarm phone, ils seraient environ 600 migrants dans le désert libyen ; et selon Human Rights Watch, au moins 150 à 200 migrants quelque part dans le désert algérien, sans eau, ni nourriture. « C’est l’urgence du moment », a déclaré Salsabil Chellali, du HRW. « Ces personnes risquent leur vie si elles ne sont pas immédiatement secourues ».
Déjà deux corps ont été retrouvés dans le désert algérien. « Un premier corps a été récupéré il y a au moins dix jours dans le désert de Hazoua [tout près de la frontière algérienne, ndlr] et un autre hier soir », a déclaré mardi Nizar Skander porte-parole du tribunal de Tozeur, dans le sud-est de la Tunisie.
Régulières depuis le discours xénophobe du président tunisien Kaïs Saïed en février dernier, les expulsions de Subsahariens ont redoublé à la suite du décès d’un Tunisien, mortellement agressé par des Africains subsahariens lors d’une rixe lundi 3 juillet. Des dizaines d’exilés noirs avaient alors été chassés de Sfax, devenue le principal point de départ de l’immigration irrégulière vers l’Europe. Des centaines de manifestants tunisiens avaient même défilé à Sfax au mois de juin pour dénoncer la présence de migrants subsahariens en situation irrégulière dans la ville.
Lundi, sans un mot pour les migrants abandonnés dans le désert, le président tunisien a estimé, au contraire, que « la Tunisie a donné une leçon au monde avec la manière dont elle a pris soin de ces migrants », ajoutant toutefois qu' »elle refuse d’être une patrie de substitution pour eux et n’acceptera que ceux qui sont en situation régulière ».