La situation économique du Sénégal pousse de plus en plus de jeunes à prendre la mer en direction des îles Canaries, distantes d’environ 1 500 kilomètres. La crise du Covid, l’inflation et la raréfaction des ressources halieutiques minent la population, qui ne voient d’autres perspectives que l’exil vers l’Europe.
Depuis quelques semaines, on observe une recrudescence des départs de migrants depuis les côtes sénégalaises vers l’Espagne. Mercredi 19 juillet, les sauveteurs espagnols ont porté assistance à 82 personnes, parties du Sénégal, au large des Canaries. Une semaine plus tôt, 41 migrants, qui avaient quitté les côtes sénégalaises, ont débarqué « par leurs propres moyens » sur une plage de Ténérife, dans l’archipel espagnol, selon les services de secours.
Par ailleurs, entre le 28 juin et le 9 juillet, 260 Sénégalais « en détresse » ont « été secourus dans les eaux territoriales marocaines », a indiqué le ministère sénégalais des Affaires étrangères.
Dans le même temps, les naufrages se multiplient. Une pirogue a chaviré le 12 juillet au large de Saint-Louis, dans le nord du Sénégal, provoquant la mort d’au moins 14 personnes. Et depuis fin juin, trois canots, composés de quelque 300 exilés, sont portés disparus. Ils avaient eux aussi pris la mer depuis les plages sénégalaises.
Cette route migratoire, qui relie le Sénégal aux Canaries, est ancienne. Chaque été, à la faveur d’une météo plus clémente, des pirogues tentent de parcourir les 1 500 kilomètres qui séparent le pays des côtes canariennes. Mais les multiples départs enregistrés ces derniers jours interrogent. Comment expliquer cette soudaine augmentation ? Pourquoi les Sénégalais sont-ils plus nombreux à vouloir fuir leur pays ?
« Depuis deux ans, le pays ne fonctionne plus »
La récente crise politique au Sénégal, après la volonté du président de Macky Sall de briguer un troisième mandat, n’est pas un facteur permettant d’expliquer à lui seul ce phénomène migratoire, estiment les spécialistes. La contestation, bien que violemment réprimée, a été relativement courte et le chef de l’État a finalement renoncé à son projet.
La situation économique du Sénégal est en revanche une des causes largement mise en avant par les chercheurs. Comme d’autres États dans le monde, l’inflation, liée notamment à la guerre en Ukraine, plombe l’économie du Sénégal. Le prix des matières premières s’envole. À titre d’exemple, un kg d’oignons se vendait environ 300 francs CFA (soit 0,46 centimes d’euros) avant la crise, contre 1 000 francs CFA (1,52 euros) aujourd’hui.
Les tarifs de l’électricité, aussi, s’emballent. Moustapha Kebe, responsable du Bureau d’accueil et d’orientation des Sénégalais de l’extérieur (BOAS) de Louga (nord du Sénégal), explique que sa facture a augmenté de 30 000 francs CFA par mois (soit 45 euros). « Le coût de la vie est de plus en plus chère, beaucoup de gens n’arrivent plus à joindre les deux bouts », signale le fonctionnaire.
Boubacar Seye, président de l’association Horizons sans frontières qui lutte contre l’immigration clandestine, partage la même analyse. Pour lui aussi, la situation économique du Sénégal explique en partie l’intensification des flux migratoires. Boubacar Seye assure que l’extrême pauvreté s’est accrue avec la pandémie de Covid-19. « La crise sanitaire a plombé toute l’économie du Sénégal et rien n’a été fait pour aider les gens. Depuis deux ans, le pays ne fonctionne plus », constate-t-il.
Le secteur informel, qui fait vivre la majorité de la population, a été touché de plein fouet par les restrictions liées au coronavirus. Les domaines du commerce ou de l’artisanat ne sont pas parvenus à se relever. Les jeunes, largement représentés dans les pirogues, ne trouvent pas de travail. Même ceux qui occupent un emploi pensent à partir, par peur du lendemain.
« L’Espagne… On veut tous y aller. Si une pirogue part, je saute tout de suite dedans », confie à l’AFP Abdou, un Sénégalais d’une vingtaine d’années. « Il n’y a pas de travail ici, pas d’argent. L’unique solution, c’est l’Espagne », estime le jeune homme. À ses côtés, tous ses amis approuvent.
La pêche, un secteur en crise
Dans les canots en route vers l’Espagne, on trouve aussi de nombreux pêcheurs. Au Sénégal, beaucoup de familles dépendent de cette activité. Et le secteur souffre depuis des années. « Les ressources halieutiques sont accaparées par la pêche industrielle, au dépend de la pêche artisanale », note Moustapha Kebe. Les chalutiers européens, visibles depuis les plages du pays, capturent une bonne partie des poissons.
La raréfaction des ressources n’est pas nouvelle, mais elle s’est accentuée avec les années, et le changement climatique. L’installation d’une plateforme gazière – gérée par les entreprises BP et Kosmos Energy, et les compagnies pétrolières publiques du Sénégal et de la Mauritanie – à une dizaine de kilomètres au large de Saint-Louis n’arrange pas les choses. Son exploitation est prévue à la fin de l’année mais elle suscite déjà des inquiétudes.
« La cohabitation n’est pas possible. On va exploiter le gaz et tuer la pêche à Saint-Louis », déplorait l’an dernier à Deutsche Welle le secrétaire général de l’Union nationale autonome des pêcheurs du Sénégal, Moustapha Dieng. « Cette plateforme a eu un grand impact sur notre travail car elle est installée dans une zone très poissonneuse où nous avions l’habitude de faire notre pêche quotidienne », déclarait à son tour Moussa Fall, un pêcheur de 36 ans.
Pour poursuivre leur activité, les Sénégalais doivent parcourir des distances plus longues, et ainsi acheter plus de carburant. Leurs dépenses quotidiennes sont plus élevées et leur récolte plus maigre. « Nous avons des dépenses énormes pour aller en mer mais au retour, nous revenons avec des pirogues vides », regrettait encore Moussa Fall.
Selon Boubacar Seye, la cartographie des zones de départ des migrants est révélatrice. « Tout se passe dans les lieux de pêche, comme les villes de Kayar, Mbour ou encore Saint-Louis », signale-t-il.
Les pêcheurs sénégalais, pensant connaitre la mer, font fi des risques de naufrages. Les courants et les vents violents au large rendent pourtant la traversée de l’Atlantique particulièrement dangereuse.
« La jeunesse sénégalaise se tue en mer », s’agace Boubacar Seye. « Des milliards d’euros ont été injectés ces dernières années par l’Union européenne pour lutter contre l’immigration illégale, mais rien n’a été fait pour développer le pays et empêcher les jeunes de monter dans des pirogues. Où est cet argent ? Le fond dédié à la migration, où est-il ? », s’interroge le militant.
Avec infomigrants