Ces dernières semaines, les départs en mer depuis la ville de Sfax, en Tunisie, ont considérablement augmenté. Les Africains subsahariens fuient en masse les violences racistes, les rafles et les abandons dans le désert opérés par les autorités tunisiennes. Depuis le 1er janvier, 81 000 personnes sont déjà arrivées en Italie par la mer, soit une hausse de 140% par rapport à la même période l’an dernier.
Cinq Subsahariens ont disparu après le naufrage de leur embarcation dimanche 23 juillet en Méditerranée centrale. Deux femmes, deux hommes et un enfant qui avait pris place dans un canot d’une quarantaine de personnes. L’embarcation avait quitté Sfax, dans le centre-est de la Tunisie, la veille au soir. Peu de temps après leur départ en mer, les exilés ont croisé la route de pêcheurs tunisiens. Ces derniers se sont approchés pour voler le moteur du canot, faisant chavirer le groupe de migrants.
Quelques jours plus tôt, d’autres ont eu plus de chances. Les 15 et 16 juillet, le Geo Barents, de Médecins sans frontières (MSF), a porté assistance à 462 personnes en détresse dans les eaux maltaises, la plupart étaient parties des côtes tunisiennes.
Comme le Geo Barents, le navires humanitaire Mare*Go ou encore le Nadir ont sauvé des centaines d’exilés fuyant la Tunisie ces derniers jours. Les arrivées à Lampedusa, de manière autonome ou après le sauvetage des garde-côtes italiens, confirment la tendance. Le 20 juillet, la majorité des quelque 1 000 exilés débarqués sur la petite île italienne avait pris la mer depuis Sfax.
Lors du mois précédent également, les départs depuis Sfax se sont enchaînés. Pour la seule journée du 22 juin, plusieurs migrants sont morts noyés en tentant la traversée. Julien* a perdu sa femme ce jour-là après le naufrage de son embarcation. Il confirme que des dizaines de bateaux ont quitté les côtes tunisiennes de la ville en 24h. « Personne ne veut rester dans un pays qui n’a plus rien à offrir », avait-il confié. « Moi, j’attends d’avoir de l’argent et je pars ».
En 2022, les navires humanitaires ne secouraient pas de canots venus de Tunisie
La Tunisie est, depuis des années, un pays de transit pour des milliers de migrants qui espèrent rejoindre l’Europe, via l’Italie, en traversant la mer Méditerranée. Les villes de Sfax et Zarzis sont particulièrement prisées des candidats à l’exil, pour leur proximité avec Lampedusa. Environ 150 kilomètres séparent les rives italiennes et tunisiennes. Ainsi, les départs sont fréquents, surtout en été quand les conditions météorologiques sont plus favorables.
Mais le phénomène s’est largement amplifié ces derniers mois. « En 2022, nous n’avons pas opéré un seul sauvetage de personnes venues de Tunisie », affirme à InfoMigrants Caroline Willemen, responsable adjointe de la mission Search et Rescue de MSF. « Or, depuis janvier, on prend en charge plus de gens qui ont fui la Tunisie et cela s’est intensifié depuis début juillet ».
Le Geo Barents, le bateau de MSF, qui concentre généralement ses patrouilles au large de la Libye, est dernièrement souvent sollicité par les garde-côtes italiens, débordés par les canots venus de Tunisie en difficulté près de Lampedusa. « Lors de notre dernière mission [mi-juillet, ndlr], après un sauvetage près des côtes libyennes, les autorités italiennes nous ont demandé de les épauler pour secourir 11 canots dans la zone de recherche et de sauvetage. Tous étaient remplis de Subsahariens partis de Tunisie », ajoute Caroline Willemen.
Les chiffres montrent par ailleurs une nette augmentation du flux migratoire en Italie. Depuis le 1er janvier, 81 000 personnes sont déjà arrivées en Italie par la mer, soit une hausse de 140% par rapport à la même période l’an dernier où 33 000 débarquements avaient été enregistrés.
Agressions, rafles, abandons dans le désert
Cet exode trouve son origine dans la dégradation des conditions de vie des Noirs dans le pays. La situation s’était déjà détériorée en février dernier après un discours virulent du président Kaïs Saïed, fustigeant la présence de Subsahariens et les présentant comme une menace. Le chef de l’État a réitéré ses propos le 26 juin, parlant de migrants qui « terrorisent » les citoyens.
La mort d’un Tunisien dans des heurts avec des migrants à Sfax le 3 juillet a rendu le quotidien des Noirs encore plus invivable. Dans la rue, ils sont agressés par une partie des habitants, munis de bâtons ou de machettes. Leurs maisons sont saccagées et leurs biens pillés. La plupart ont perdu leur emploi et leur logement, les bailleurs refusant désormais de louer leur appartement aux Subsahariens. Les migrants se terrent, de peur d’être violentés ou pire, interpellés par la police.
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Depuis plus de deux semaines maintenant, des images de migrants subsahariens abandonnés en plein désert, à bout de force sous un soleil de plomb, sont diffusées sur les réseaux sociaux. Ces personnes ont été abandonnées là sans eau ni nourriture par les autorités tunisiennes, après des rafles opérées à Sfax, Ben Guardane et d’autres villes du pays. En ce moment même, des centaines d’exilés attendent toujours de l’aide. Mais pour certains, il était trop tard.
Déjà cinq d’entre eux sont morts de déshydratation à la frontière tuniso-libyenne, mais des corps ont aussi été repérés à la frontière tuniso-algérienne. Un nombre de décès largement sous-estimé, selon nos informations. Beaucoup de personnes se seraient en effet perdues dans le désert. Les corps sont souvent introuvables dans l’immensité du Sahara et généralement ensevelis en quelques jours sous le sable.
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Ces expulsions collectives, condamnées par plusieurs ONG et l’ONU qui rappellent leur illégalité, et les attaques racistes perpétrées par la population provoquent la terreur chez les exilés. Les Noirs en situation régulière en Tunisie ne sont pas, non plus, épargnés.
InfoMigrants a recueilli les témoignages de plusieurs Subsahariens vivant dans le pays. Dès le début des violences le 3 juillet, Salif* était catégorique : « Cette situation va précipiter les départs », assurait cet Ivoirien de 39 ans. L’homme est installé en Tunisie depuis plusieurs années, avec sa femme et sa fille. L’Europe, il ne l’avait jamais envisagé. Désormais, comme beaucoup, il ne voit « pas d’autres solutions ». « Avec ce qu’il se passe en ce moment, tous les Subsahariens aspirent à aller en Europe, même ceux qui ne voulaient pas prendre la mer », affirmait-il début juillet.
Daouda* ou Kalilou* partagent la même analyse. Les deux Ivoiriens ont tenté à plusieurs reprises de traverser la Méditerranée ces derniers jours, mais à chaque fois, ils ont été récupérés par les garde-côtes tunisiens. « La chance ne nous sourit pas », regrettent-ils.
*Les prénoms ont été modifiés
Avec infomigrants