Au moins 400 exilés se trouvent actuellement à Vintimille, dernière étape italienne avant la frontière avec la France. Le renforcement des contrôles de police bloquent les migrants plus longtemps que d’habitude dans la ville. Le centre Caritas, mis sous tension, répond tant bien que mal aux besoin des exilés, en particulier ceux des hommes qui n’ont aucun lieu d’hébergement et qui survivent dehors. Reportage.
Maia Courtois, envoyée spéciale à Vintimille
Dans les rues de Vintimille éclairées par des lampadaires, le long de l’embouchure de la Roya qui se jette dans la mer, quatre cousins déambulent dans la nuit, rieurs. Quand ils sont ensemble, ces quatre-là semblent invincibles. Au-dessus du reste du monde et de ses galères. Et pourtant : « Je passe la nuit dehors. Je n’ai pas mangé depuis trois jours », raconte Karim*, le visage doux et déterminé.
La vingtaine, originaires de Kasserine en Tunisie, les quatre cousins ont essayé ce matin de passer la frontière en train jusqu’en France. Raté : la police est montée dans les wagons, leur a demandé de descendre, puis les a refoulés vers l’Italie. Deux jours auparavant, même tentative infructueuse. Karim avait posté une vidéo en direct sur Facebook ce jour-là : derrière les fenêtres du train défilait la Côte d’Azur, aux allures de vacances ; puis le live s’est interrompu.
Sur ses réseaux sociaux déjà, une semaine auparavant, le jeune homme avait posté des photos de sa traversée en bateau de la Méditerranée. Dessus, ses cousins sourient, lèvent un pouce en l’air, font le V de la victoire. Karim, lui, affiche une mine grave.
Les quatre cousins ont passé 28 heures en mer, avant d’atteindre enfin Lampedusa. Depuis cette minuscule île italienne, où près de 10 000 exilés ont débarqué en une semaine mi-septembre, ils ont été transférés en Sicile. De là, dans l’espoir d’atteindre un jour Marseille (sud de la France), ils se sont retrouvés à Vintimille.
« J’ai risqué ma vie, j’ai vu la mort. Je me demande pourquoi je fais tout ça ? », songe aujourd’hui Karim, avant de répondre à sa propre question : « Vivre en Tunisie n’est plus supportable. On ne peut même plus manger ». Pour payer 2 500 euros aux passeurs, raconte-t-il, « nous avons élevé des vaches et du bétail et tout vendu. Je veux construire mon avenir… » Aider sa famille au pays, et lui-même un jour « fonder une famille et [se] marier ».
« 400 voire 450 personnes » survivent dans le centre-ville
Comme eux, près de 400 exilés survivent actuellement dans cette ville italienne frontalière. Un record, cette année. « Les chiffrent des arrivées varient sans cesse, mais généralement, on oscille entre 120 et 150 personnes à la distribution du matin, parfois 200 », témoigne Christian Papini, directeur du centre Caritas. Principal lieu-ressource à Vintimille, les migrants peuvent venir y manger chaque matin de 9h à 11h. Aujourd’hui, ce 26 septembre, Christian Papini compte près de 300 exilés dans la file d’attente. « Cela fait longtemps que l’on avait pas atteint ce seuil ».
Le nombre record de personnes à Vintimille est surtout visible à la distribution du repas du soir. Celle-ci commence à 19h sur un grand parking, à l’écart du centre-ville. Des centaines d’exilés y patientent, en cercle. « De temps en temps on atteint 200 / 250 personnes à cette distribution. Mais depuis deux semaines le nombre augmente, jusqu’à atteindre en ce moment 400 voire 450 personnes », observe Mostafa Benlabhili, médiateur interculturel pour Médecins du Monde (MdM), depuis sa clinique mobile près du point de distribution. En comptant uniquement ceux qui viennent manger ici le soir. « D’autres personnes survivent ailleurs, isolées, dans la ville ».
Comment expliquer cette augmentation ? « Ce n’est pas tant l’effet Lampedusa », estime Christian Papini : « C’est aussi parce que les personnes mettent plus de temps à passer en France ». Les effectifs de gendarmes et de policiers ont été accrus ces derniers mois à Menton, première ville française après Vintimille. « Quand ils augmentent les contrôles, les migrants passent moins vite. Au lieu de deux jours, ils vont en mettre quatre, par exemple. Cela augmente le nombre de gens sur place, car les autres continuent d’arriver », explique le directeur du centre Caritas.
En cuisine, les bénévoles s’affairent
Dans la cantine, située à l’étage du centre Caritas, une bonne odeur de pâtes à la sauce tomate embaume l’air. Alessandro, 80 ans, sert les assiettes aux côtés d’une jeune bénévole venue de Rome pour quelques jours. Alessandro est la star des cuisines. Bénévole depuis 2017 auprès des exilés, tout le monde le présente comme celui qui « a assuré la cuisine pendant le Covid sans s’arrêter ».
Les équipes tournent, en théorie : « Mais même quand je ne suis pas de service, je suis là quand même », lance Alessandro, l’œil malicieux, en passant la main sur son tablier.
Les arrivées du moment n’ont donc pas de quoi affoler l’équipe de Caritas. En 2017, « on accueillait de 600 à 700 personnes par jour », se souvient Christian Papini, pour nuancer l’augmentation du moment. « Nous n’avons pas vraiment les ressources pour… Mais on a le pouvoir créatif ! », promet-t-il dans un éclat de rire.
Les femmes et enfants hébergés en priorité
Le nombre d’arrivées reste tout de même un défi. Devant la grille du centre, sous le soleil écrasant de l’après-midi, une dizaine de Soudanais aux visages juvéniles patientent. L’un d’entre eux a 17 ans, les autres, à peine plus. « Nous avons mangé ici ce midi, et sommes revenus chercher des vêtements », explique l’un d’eux.
Un salarié du centre arrive et s’adresse à ces jeunes de l’autre côté de la grille. Leurs expressions se figent, attentives, buvant les paroles de leur interlocuteur. « Le problème, c’est qu’on a eu un manque de dons la semaine dernière », explique cet employé, qui craint de ne pas trouver assez de chaussures et de vêtements dans la réserve. « Au cours des deux dernières semaines nous avons reçu plus de 1 700 personnes. Ce n’est pas facile pour nous de fournir tout le ravitaillement… »
« Dans les dernières semaines, on a vu beaucoup de mineurs isolés soudanais », précise Silvia Donato, coordinatrice de Save the Children au centre Caritas. Cette ONG, proposant des espaces de jeux et de détente au sein du centre, est dédié au droit des mineurs et des familles. « On constate la grande présence de femmes et de familles guinéennes et ivoiriennes, parfois avec de tout petits bébés. On a vu une augmentation de ces profils à partir du mois de janvier, et cela se poursuit ».
À l’inverse des hommes, les femmes et enfants sont davantage protégés de la rue à Vintimille. Fin août, les autorités italiennes ont décidé de financer un local d’hébergement, géré par Caritas, juste à côté du centre. Sommaire, ce centre peut tout de même accueillir jusqu’à 30 personnes.
« Nous avons aussi un autre logement à Vintimille, d’une vingtaine de places, prêté par l’évêque de la ville », explique Christian Papini. Mais ce second lieu leur a été fourni, il y a trois ans, pour une période temporaire qui s’achève. « Pour le moment, on arrive à héberger tout le monde… Mais il faudra voir ensuite », songe le directeur du centre.
Assise sur une chaise en plastique dans la cour, sa petite fille dans ses bras, Marie* fronce les sourcils, préoccupée. « On va finir par aller marcher le long des rails nous-mêmes », fulmine-t-elle – une alternative au passage en train pour tenter d’entrer en France, extrêmement dangereuse. Marie n’y pense pas sérieusement, mais elle est en colère. Les salariés de Caritas viennent de lui expliquer, à elle et autres femmes du groupe, qu’elles doivent quitter le local d’hébergement, demain.
C’est la règle ici pour faire tourner les lits : l’hébergement est limité à quatre jours. D’autant plus quand il y a du monde, comme en ce moment. « Quatre jours, c’est à peu près le temps qu’il leur faut pour comprendre s’ils veulent faire leur demande d’asile en Italie, ou s’ils veulent passer en France », justifie Christian Papini, le directeur. « On leur donne toutes les informations légales, après ils décident quoi faire ».
Les salariés ont conseillé au groupe de Marie de retourner dans une ville italienne non loin de là et d’y faire étudier leurs dossiers. « Qui nous dit que l’on voudra bien de nous là-bas », s’exclame Joséphine*, accompagnant ses protestations de grands gestes et de rires mi-ironiques, mi-libérateurs. « Je préfère en rire, de tout ça… C’est ma thérapie », glisse-t-elle.
« Nous dormirons sur des cartons, sous le pont »
Les jeunes Soudanais, eux, se sont résignés quant à la possibilité de trouver un abri cette nuit-là. « Nous allons dormir sur des cartons, sous le pont ». Ce pont, parallèle à la Via Tenda à Vintimille, est le principal endroit où dorment les hommes exilés, laissés sans hébergement.
Dormir ici engendre « des problèmes dermatologiques qui s’aggravent ; la gale par exemple. Et des problèmes musculo-squelettiques, parce que les gens dorment dehors après plusieurs jours de marche », déplore Maria Cristina Daniele, médecin pour la clinique mobile de Médecins du Monde.
Sans compter la difficulté psychologique de faire face à de telles conditions de survie, si proche de la fin du parcours d’exil. « Les personnes partent de leur pays avec un rêve – un rêve que j’appelle un droit -, et arrivent ici après avoir surpassé la terrible mer Méditerranée, la Libye ; elles sont enfin en Europe… », décrit son collègue Mostafa Benlabhili. « Sauf qu’elles se retrouvent confrontées à une réalité brutale : qu’il n’est pas possible de prendre le train pour passer de l’autre côté ; et qu’elles ne sont pas les bienvenues ».
En face du pont se trouve un autre lieu-ressource à Vintimille. Plus modeste, auto-géré par de jeunes bénévoles et par les exilés eux-mêmes, mais toujours plein à craquer : l’InfoPoint, ouvert de 16h à 20h. À l’intérieur, exigu, fourmillant de monde, s’étalent des dizaines et des dizaines de multiprises pour charger les téléphones. Des caisses sont empilées jusqu’au plafond, remplies de jeux de société, de protections hygiéniques ou encore de documentation sur le droit d’asile.
Partout sur les murs, des dessins sont accrochés. Des messages aussi. Laissés par ceux qui sont déjà passés par Vintimille, pour ceux qui y passeront à leur tour. Des prières pour consoler. Des maximes pour trouver la force de continuer son chemin d’exil. Comme celle-ci, rédigée au feutre bleu : « Tu ne mourras pas si tu perds tes proches ; mais tu vivras comme un mort si tu perds ta dignité ».
Avec infomigrants