InfoMigrants a recueilli les témoignages de plusieurs exilés subsahariens qui racontent avoir été interceptés en mer au large de Sfax puis expulsés vers la frontière algérienne par les autorités tunisiennes en septembre. Durant l’été, des centaines de personnes avaient subi ce type d’expulsions en direction de l’Algérie et de la Libye. Au moins 27 migrants sont morts après avoir été abandonnés dans le désert.
Les témoignages décrivent exactement le même enchaînement de faits. Pourtant, Jordan, Dakité et François* ne les ont pas vécus au même moment. Ces trois exilés, originaires du Cameroun pour Jordan et François et de Guinée pour Dakité, ont décrit à InfoMigrants leurs expulsions de Tunisie vers l’Algérie, survenues à la mi-septembre.
Leurs récits débutent à Sfax, sur la côte tunisienne. Les trois hommes racontent tous avoir pris place sur un bateau en métal avec une quarantaine d’autres migrants dans le but de rejoindre l’île italienne de Lampedusa.
« La marine tunisienne nous a arrêtés sur l’eau le lundi 18 septembre, vers 23h, et ils ont frappé la plupart des gens », se souvient Jordan, 16 ans, qui avait mis dans la traversée toutes ses économies accumulées pendant des mois de travail en Tunisie.
Dakité raconte avoir vécu la même expérience la veille. « Le dimanche 17 septembre, vers midi, les Tunisiens nous ont arrêtés alors que j’étais sur le bateau avec 42 autres personnes. On pense qu’on était pas très loin de l’Italie. Ils nous ont emmenés au port de Sfax et nous ont pris toutes nos affaires, même nos passeports », affirme ce Guinéen de 21 ans.
François aussi se trouvait dans un bateau de métal en direction de l’Italie lorsqu’il a été arrêté par les garde-côtes tunisiens le mardi 19 septembre, vers 9h du matin. L’embarcation d’exilés sur laquelle il se trouvait avait quitté Sfax la veille vers 23h, précise-t-il.
« Les garde-côtes ont essayé de nous noyer. Le pilote a accéléré son moteur et il tournait autour de nous en faisant de grandes vagues. De l’eau rentrait dans notre bateau », assure ce Camerounais de 38 ans.
« Ensuite, ils nous ont emmenés à la base portuaire de la garde nationale de Sfax où nous avons subi une bastonnade pendant presque une heure. On nous a volé nos téléphones, de l’argent, nos passeports, nos permis… »
« On nous a juste dit qu’on était à la frontière »
Les trois hommes racontent être ensuite montés dans des bus sans recevoir aucune explication sur leur destination. « On a compris qu’on allait en Algérie en voyant les panneaux sur la route mais on ne pouvait rien faire », précise Jordan.
« Quand on s’est arrêtés, on nous a demandé de descendre du bus et de marcher dans une direction. C’était une zone de champs. On nous a juste dit qu’on était à la frontière », se souvient l’adolescent qui explique avoir pu faire demi-tour rapidement avec cinq autres personnes. « On a marché environ deux jours vers Kasserine et là, j’ai pu monter dans une voiture qui m’a laissé près de Sfax […] Les autres, je ne sais pas ce qu’ils ont fait ».
Dakité et François, eux, affirment être descendus du bus au niveau de la ville du Kef puis avoir été transférés dans des pick-ups pour faire le reste de la route jusqu’à la frontière algérienne. « Au début, on s’est dit que les Tunisiens allaient nous remettre aux autorités algériennes, mais on est passés par des chemins non-officiels, comme s’ils ne voulaient pas qu’on les remarque », affirme François.
Le Camerounais assure avoir été déposé en pleine nuit au niveau du poste-frontière de Saqiyat. « [Les Tunisiens] nous ont déchargés [du pick-up]. Ils ont dit de traverser et que sinon, ils nous tireraient dessus et dans la tête », se souvient-il.
« On n’a plus d’argent, on n’a rien »
François raconte avoir quitté le lieu avec un groupe d’une dizaine de personnes peu de temps après. Mais les exilés ont été de nouveau arrêtés sur la route par des membres de la garde nationale tunisienne et renvoyés vers la frontière.
Le groupe a alors fait une courte intrusion en Algérie puis a rebroussé chemin après avoir été menacé par des garde-frontières algériens, rapporte François. Le Camerounais dit s’être alors mis en route à pieds avec les autres exilés qui l’accompagnaient.
« [À Sfax], j’ai réussi à cacher mon téléphone donc on s’aide avec ça pour s’orienter. Et sur le chemin, on a rencontré des gens qui nous ont permis de le charger », précise-t-il. Au moment d’échanger avec InfoMigrants, le groupe cherchait à atteindre la ville de Tajerouine pour ensuite se diriger vers Tunis en train. « On n’a plus d’argent, on a rien. Pour manger, on fait la manche, on demande si on peut avoir un peu de nourriture quand on traverse des villages », assure François au téléphone.
« Protocole » mis en place
De telles expulsions ne sont pas des cas isolés. Salsabil Chellali, directrice du bureau Tunisie de Human Rights Watch (HRW), indique à InfoMigrants avoir également recueilli des témoignages d’exilés interceptés en mer puis acheminés vers la frontière algérienne.
Ces expulsions rappellent celles observées durant l’été lorsque les migrants étaient arrêtés à Sfax puis abandonnés dans les zones frontalières de Libye et d’Algérie en plein désert.
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« Par rapport à juillet où on avait une idée moins précise du trajet et de comment se faisait l’expulsion, là les choses sont plus établies. Une sorte de protocole a été mis en place : une escorte suit à chaque fois les bus et des membres des forces de sécurité attendent les exilés pour les répartir dans les pick-ups », détaille la responsable.
Avec cette nouvelle façon de faire, les autorités tunisiennes tentent « de passer [ces expulsions] sous silence dans la mesure du possible », s’inquiète Salsabil Chellali. « Jusqu’à maintenant, les personnes [interceptées en mer] étaient gardées quelques heures puis relâchées », ajoute-t-elle.
Envoyer les exilés le plus loin possible
Interrogé par InfoMigrants sur ces pratiques, le porte-parole de la Garde nationale tunisienne, Houssem Eddine Jbebli, nie l’existence de toute expulsion vers les pays frontaliers de la Tunisie. Mais il souligne que la ville de Sfax a bien été vidée ces dernières semaines des migrants subsahariens qui vivaient à la rue depuis le début du mois de juillet, après avoir été expulsés de leur logement pour la plupart d’entre eux.
Or, pour Salsabil Chellali, les événements sont liés. « On assiste à une escalade sécuritaire dans laquelle les autorités tunisiennes déploient l’appareil sécuritaire pour montrer aux populations qu’ils sont en train d’agir. Il y a une volonté que les migrants Noirs ne soient plus visibles dans la ville de Sfax », souligne la responsable de HRW. Quitte à les envoyer le plus loin possible.
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« Les autorités tunisiennes cherchent à se débarrasser des migrants en les repoussant hors de Sfax et à les mettre dans des conditions humaines très difficiles pour les pousser à accepter la seule offre qu’ils leur font : le retour volontaire vers leur pays », analyse, de son côté, Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
L’aide au retour volontaire fait partie des mesures contenues dans le mémorandum d’entente signé entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) en juillet. Mais les candidats à cette mesure sont peu nombreux et la majeure partie de l’accord porte sur les moyens financiers promis par Bruxelles à Tunis pour arrêter les bateaux de migrants partis des côtes tunisiennes.
Car la plupart des Subsahariens, ainsi que de nombreux Tunisiens, cherchent à quitter le pays par la mer pour rejoindre l’Europe. Les mardi 12 et mercredi 13 septembre, environ 7 000 personnes parties de Sfax et majoritairement originaires d’Afrique subsaharienne, ont ainsi débarqué à Lampedusa en 48 heures. Quelques jours plus tard, entre le 15 et le 19 septembre, près de 3 000 personnes ont été interceptées en mer au large de la Tunisie.
*Les prénoms ont été changés