L’histoire de l’Afrique est un long poème de luttes, d’espoirs et de renaissances. Chaque époque a porté ses bâtisseurs et ses rêveurs, mais aussi ses oubliés, ses blessés silencieux, ces victimes collatérales du progrès. Car le progrès, en Afrique comme ailleurs, n’a pas toujours signifié justice, équilibre et dignité. Il a souvent avancé au rythme d’une modernité imposée, laissant sur son passage les cultures dévalorisées, les peuples marginalisés et les consciences déracinées.
Nos héros d’hier, Nkrumah, Lumumba, Sankara, Nyerere, Mandela, Cabral, Modibo Keita, Sékou Touré, avaient compris avant l’heure que l’indépendance politique n’était qu’un début. Ils voulaient une Afrique consciente de ses réalités, ancrée dans ses valeurs et capable de se développer selon son propre rythme. Mais leurs rêves ont souvent été étouffés par les tempêtes du monde : coups d’État téléguidés, dépendances économiques, divisions ethniques instrumentalisées. Le progrès importé a parfois pris la forme d’un costume trop étroit pour le corps africain.
Ces décennies d’expérimentations et d’erreurs ont laissé des plaies visibles : une jeunesse désorientée, une élite parfois déconnectée, et des nations tiraillées entre la mémoire et la modernité. Mais de ces ruines émerge une génération nouvelle, lucide, connectée, réaliste, une génération que j’appelle l’Afropragmatiste.
L’Afropragmatisme n’est ni une idéologie ni un slogan. C’est une conscience stratégique : celle qui sait que le panafricanisme de nos aînés fut le cri du cœur, mais que notre époque exige le calcul de l’esprit. Les afropragmatiques ne rêvent pas d’une Afrique isolée, mais d’une Afrique qui négocie avec le monde sans se renier. Ils refusent l’utopie stérile comme la soumission volontaire. Ils savent que le XXIe siècle n’a pas pitié des retardataires, et que le progrès doit être maîtrisé, pas subi.
Dans cette Afrique du présent, les victimes collatérales du progrès sont encore nombreuses : les jeunes diplômés sans emploi, les paysans oubliés des politiques publiques, les artistes censurés, les langues africaines marginalisées, les écosystèmes détruits au nom de la croissance. Mais cette génération afropragmatiste refuse la posture victimaire. Elle transforme chaque blessure en argument, chaque marginalisation en levier, chaque échec en école.
Elle comprend que la souveraineté ne se crie plus dans les rues, mais se construit dans les laboratoires, les entreprises, les universités, et les institutions régionales. Elle sait que l’indépendance économique n’est plus un discours, mais une équation à résoudre entre technologie, production et coopération sud-sud.
Et surtout, elle porte une vérité nouvelle : le vrai progrès n’est pas d’imiter l’Occident, mais de réconcilier le moderne et le traditionnel, de remettre la sagesse de nos anciens dans la bouche de nos ingénieurs. Le progrès ne doit plus produire de victimes collatérales, mais des héritiers conscients, capables de bâtir sans détruire, de croître sans trahir.
L’Afrique avance. Lentement, parfois douloureusement, mais elle avance. Chaque génération a son combat : nos aînés ont conquis la liberté politique, la nôtre conquiert la liberté de penser, de produire et de décider.
Et si nos héros du passé ont ouvert la voie, la génération afropragmatiste est celle qui fera passer l’Afrique du rêve à la réalité, sans sacrifier son âme.
Le progrès africain sera humain, ou il ne sera pas.
Alamina BALDE