À son arrivée à Lille, en France, après un chemin d’exil tumultueux, Alpha est perdu. L’adolescent finit par trouver refuge dans un presbytère de la ville, et fait la connaissance de Suzanne, bénévole. Cette rencontre va changer leurs vies : quelques mois après leurs premiers échanges, Suzanne, sans enfants, adopte Alpha, orphelin.
Suzanne et Alpha* se rencontrent pour la première fois en 2021 dans le presbytère de l’église Saint-Maurice, à Lille. « L’année où le LOSC [club de football de la ville, ndlr] est devenu champion de France », se souvient ce « fan absolu » de foot. C’est dans une petite chambre de la bâtisse, gérée par la communauté catholique de la Fraternité des parvis, que le jeune Guinéen de 17 ans est alors hébergé. Avec Suzanne, l’une de ses membres, le dialogue est facile. La psychothérapeute à la retraite et l’adolescent s’engagent souvent dans de longues conversations, attablés dans la cuisine du presbytère. « On parlait de choses du quotidien. Et aussi des problèmes d’Alpha, se souvient Suzanne. À l’église, c’était la première fois depuis le début de son exil qu’il posait ses valises, qu’il se sentait en sécurité. Cela fait remonter des choses ».
Alpha a quitté la Guinée à l’âge de 13 ans. « La vie était très compliquée pour moi au village. Je n’allais pas à l’école, mes parents étaient morts. Avec mes deux frères et ma sœur, on vivait chez un voisin. Alors quand une connaissance m’a proposé de partir au Sénégal, j’ai accepté, raconte-t-il. Je n’avais pas vraiment décidé de partir, ça s’est fait comme ça, pour que je puisse travailler. Mais j’étais perdu, je ne savais pas où j’étais. J’ai beaucoup pleuré ».
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Après le Sénégal, Alpha part en Mauritanie. Puis traverse le désert pour le Maroc, où il survivra de « petits boulots » pendant deux ans. « Je passais le balai chez les gens ». À Rabat, dans le quartier de Takaddoum, le Guinéen gagne 1 à 5 dirhams par jour – 10 à 50 centimes d’euros. Une personne du quartier lui propose alors de partir pour l’Europe, « pour gagner plus d’argent ». Depuis Nador, dans le nord du royaume, Alpha grimpe dans un Zodiac. Quelques heures après son départ, l’embarcation se perce, l’eau rentre à l’intérieur. Proche des côtes espagnoles, son canot, chargé de migrants, est finalement secouru par les garde-côtes. Mais le jeune guinéen préfère ne pas donner plus de détails. « J’ai eu très, très, peur. Ça me donne mal à la tête d’en reparler ».
« Quand j’étais mal, Suzanne était là pour moi »
Débarqué à Almeria, dans le sud de l’Espagne, l’adolescent avale les kilomètres jusqu’à Irun, dans le Pays basque espagnol, traverse la frontière et arrive en France. En ligne de mire ? « Lille, car j’étais supporter de l’équipe de foot et d’Eden Hazard [joueur de football belge, élu meilleur joueur de Ligue 1 en 2011 et 2012 avec le club nordiste, ndlr] ». Arrivé dans sa ville de prédilection, Alpha passe de squats en foyers. Une famille d’accueil de la région l’héberge aussi durant quelques mois. « J’avais un toit mais on était très nombreux, on allait souvent se coucher sans manger. C’est pour ça que j’ai fait appel à l’église Saint-Maurice ». Tous les ans, son presbytère réserve deux places à de jeunes migrants à la rue, en attente de reconnaissance de leur minorité.
Avant l’arrivée d’Alpha, Suzanne, membre de la paroisse, y est déjà active plusieurs années . « Les questions de migration, l’errance, ce sont des sujets qui me touchent. Et puis j’aime parler avec les jeunes, ce sont toujours des échanges enrichissants ».
Dès ses premiers mots avec Suzanne, Alpha est très à l’aise. Il en oublie même ses difficultés en français. « Quand je suis arrivé en France, je parlais à peine la langue. Les gens me demandaient toujours de répéter, ça m’agaçait. Au bout de quelques mois, je ne parlais quasiment plus du tout, j’avais honte, se souvient-il. Avec Suzanne, c’était différent. Je me suis tout de suite senti en confiance ».
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Au fil des semaines, un lien se tisse entre le jeune Guinéen et la retraitée. « Quand j’étais mal, Suzanne était là pour moi. Je me suis dit : ‘Je veux qu’elle le soit toute la vie’. Et le 16 février 2021, je lui ai fait une proposition : ‘Suzanne, acceptes-tu de devenir ma mère’ ? ».
« Je ne m’y attendais pas, raconte aujourd’hui, dans un éclat de rire, la bénévole. C’était un moment très solennel, presque un peu grave. Sur le coup, je lui ai dit que j’allais y réfléchir. Mais au fond de moi, ma décision était prise ». Lors de sa toute première rencontre avec Alpha, Suzanne, qui n’a pas d’enfants, confie avoir senti « quelque chose de plus fort que d’habitude, comme si j’avais toujours connu ce garçon ». Alors la psychothérapeute en parle avec son mari, et donne son accord au jeune Guinéen.
« Adopter Alpha, ça a changé ma vie »
Les préparatifs de son déménagement dans la maison de Suzanne et son mari se mettent alors en place. Mais le 2 juillet, une nouvelle vient perturber leurs plans : Alpha est reconnu mineur par le département, et est confié à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de Lille. « C’était ce que je voulais, et en même temps, cela me séparait de ma mère. C’était un peu dur », reconnaît aujourd’hui le jeune homme. Pour Suzanne, « c’est un déchirement ». « Mais on ne s’est pas laissé abattre ! On est quand même parti en vacances ensemble. À Angers, dans la Creuse et en Bourgogne, pour faire le tour de la famille avec mon fils ».
Jusqu’à sa majorité en août 2022, Alpha est hébergé dans un foyer de Lille. Aujourd’hui, il vit seul dans un logement social à Roubaix, et prépare un CAP en plomberie. Mais passe « tous [ses] week-ends chez [ses] parents », « et toutes les vacances ». « Je n’aurais jamais imaginé pouvoir vivre ces moments, confie Suzanne. Je n’ai pas eu d’enfants avec mon mari parce que ma vie s’est construite comme ça. Mais adopter Alpha, ça a changé ma vie. Ça lui a donné plus de sens ».
Régulièrement depuis leur rencontre, la mère et le fils mettent un point d’honneur à se remémorer leur histoire. « On fait une fête le jour du ‘oui’, en février », explique le Guinéen, et « une autre, plus grande, pour célébrer l’adoption officielle, qui a été prononcée le 12 septembre 2022, complète Suzanne. On fait un grand repas entourés des amis d’Alpha et des miens ».
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« J’ai eu tellement de chance d’avoir trouvé des personnes qui s’occupent de moi comme leur propre fils, c’est presque trop, poursuit Alpha. Même si je n’oublie pas ma mère biologique. Elle me manque parfois. Beaucoup même. Mais si elle n’est plus là aujourd’hui, je sais qu’elle me voit. Et qu’elle est heureuse pour moi ».
*Le prénom a été modifié.